« Avec un tel retard à l’allumage, une telle faiblesse syndicale, la partie est loin d’être gagnée ».
La coïncidence a beau être fortuite, elle est révélatrice. Au moment où le président de la République se convertit à la politique de l’offre, le livre de Jean-Louis Servan-Schreiber « Pourquoi les riches ont gagné » (Albin Michel, 154 pages, 14,50 euros) sort en librairie. Et c’est comme si tout un pan de l’idéologie française s’écroulait. Fin du socialisme ! La thèse de l’auteur peut bien prêter à discussion, elle éclaire la révolution accomplie par François Hollande, la nécessité vitale qu’il a éprouvée de renverser la table au bout de dix-huit mois de mandat pour éviter le naufrage.
Sa croisade contre la finance, son combat contre les riches, sa taxe à 75 %, au nom de la réduction des inégalités et de l’équilibre républicain, dans la plus pure tradition socialiste, étaient perdus d’avance. Non seulement il est impossible de faire rendre gorge aux riches dans un monde globalisé sans fiscalité ad hoc, mais une telle ambition est parfaitement contre-productive car les riches ont gagné la partie.
Ils sont les maîtres du monde. Aucun gouvernement ne peut réussir sans eux. C’est eux qui créent la croissance, devenue le plus puissant moteur de lutte contre la pauvreté. Eux qui fabriquent l’emploi, devenu le principal facteur de stabilisation des démocraties. Eux que l’Etat impécunieux appelle au secours dans des secteurs-clés comme l’éducation, la santé, la recherche.
Avec cette grille de lecture, on comprend mieux l’impasse du début du quinquennat : les jacqueries fiscales à répétition organisées par tel ou tel pan du patronat sans que l’opinion s’en émeuve, l’incapacité de M. Hollande à inverser la courbe du chômage à coups d’emplois aidés, l’inquiétante dévitalisation présidentielle qui en a résulté et la nécessité de changer de prisme pour réarmer la fonction. En passant de l’affrontement à la coopération avec les riches, le président fait le pari qu’il regagnera en puissance. Il veut démontrer que les riches n’ont pas complètement gagné la partie, que le politique a encore du pouvoir, mais c’est loin d’être évident.
Les accusations naguère portées contre Nicolas Sarkozy, caricaturé en « président des riches », sont un avertissement. La vigilance d’une partie de la gauche qui reproche au chef de l’Etat d’avoir vendu la peau du socialisme pour un plat de lentilles en est un autre. L’Humanité, qui barrait sa « une », mercredi 15 janvier, d’un « Moi commis du patronat » juste au-dessus de la photo de M. Hollande, ne fait pas de quartier. Le président se prémunit contre les attaques en mettant en avant le donnant-donnant avec le patronat qui signerait la seule conversion à laquelle officiellement il consent : être devenu social-démocrate après avoir été socialiste.
De fait, lui et son gouvernement mettent en place tous les instruments de la régulation, mais avec un tel retard à l’allumage, une telle faiblesse syndicale, que la partie est loin d’être gagnée. Seule l’invocation patriotique, l’appel à l’union pour le redressement national pouvaient masquer dans les mots la victoire par K.-O. du libéralisme.
Françoise Fressoz, Le Monde 18/01/2014
http://www.polemia.com/la-peau-du-socialisme/