L'Empire médiéval de Kiev, débats historiques d'hier et d'aujourd'hui
par Iaroslav Lebedynsky
Du Xe au XIIIe siècle, un grand empire du nom de Rous'a uni les Slaves orientaux et développé une brillante culture de type byzantin. Iaroslav Lebedynsky, après un bref rappel historique, nous présente les vives controverses dont son histoire et son héritage ont fait et font encore aujourd'hui l'objet.
La Rous' médiévale
Les Slaves ont fait une entrée relativement tardive dans l'histoire, à la fin de l'Antiquité. Leur groupe oriental – les ancêtres des Biélorussiens, Ukrainiens et Russes – était représenté, au IXe siècle, par une série de tribus déjà groupées autour de centres proto-urbains, dont la future ville de Kiev. Certaines étaient vassales des Khazars, ces nomades de langue turque dont la couche dirigeante s'était curieusement convertie au judaïsme.
À partir de la fin du IXe siècle, ces tribus furent progressivement unifiées par une dynastie établie à Kiev et l'État ainsi constitué prit le nom de Rous'. En 988, le grand-prince Volodimer (Vladimir) adopta le christianisme byzantin comme religion officielle et fit ainsi entrer la Rous'dans l'orbite culturelle – mais non politique – de l'empire d'Orient. L'empire kiévien atteignit son apogée sous son fils Iaroslav « le Sage » (1019-1054) ; il était alors le plus puissant État d'Europe orientale et entretenait des rapports étroits avec l'Europe centrale et l'Occident : les filles de Iaroslav épousèrent le roi de France Henri Ier et les rois de Norvège, de Hongrie et d'Angleterre.
Un régime de succession inadapté causa des guerres civiles presque incessantes à partir de la seconde moitié du XIe siècle, mais la Rous'conserva son unité essentielle jusqu'au règne de Vladimir « Monomaque » (1113-25) et de son fils Mstislav (1125-32). Ensuite, elle éclata en une série de principautés indépendantes de fait, toutes gouvernées par des branches de la même dynastie. Tout en conservant sa prééminence symbolique, Kiev cessa d'être le centre du pouvoir réel au profit de nouvelles puissances, comme les principautés du sud-ouest – Galicie et Volhynie – ou celles du nord-est – Vladimir et Souzdal. C'est cette mosaïque encore unie par la langue écrite, la culture et la religion qui subit le choc des invasions mongoles de 1237-40, qui sont considérées comme le terme de la période kiévienne et le début de l'histoire distincte des peuples slaves-orientaux modernes.
Le rôle des Varègues
Le premier grand débat sur la Rous' kiévienne concerne le rôle des Varègues, ces aventuriers scandinaves cousins des « Normands » d'Occident, auxquels était traditionnellement attribuée la création de l'empire de Kiev. La Chronique des années écoulées, rédigée aux XIe-XIIe siècles et qui est la principale source sur le sujet, est claire : divisés, les Slaves orientaux appelèrent un groupe de Varègues appelés les Rous'pour venir mettre de l'ordre chez eux. Leur chef Riourik, fondateur semi-légendaire de la dynastie kiévienne, s'établit en 862 près de Novgorod, en Russie du Nord, d'autres à Kiev. Vingt ans plus tard, la famille de Riourik s'empara à son tour de Kiev et en fit la capitale d'un empire auquel s'étendit le nom de Rous'.
Cette présentation fut prise au pied de la lettre jusqu'au XIXe siècle. Il existait des parallèles historiques, comme la création du duché de Normandie par les Vikings de Rollon. En Occident, l'idée de Kulturträger germaniques venus civiliser les Slaves anarchistes flattait agréablement le sentiment de supériorité des historiens, notamment allemands. La théorie « normaniste » est toujours bien représentée dans la littérature historique occidentale, par exemple dans les travaux de Régis Boyer.
Dans les pays slaves orientaux, l'origine varègue fut enseignée comme vérité officielle dans l'empire de Russie jusqu'en 1917. À l'époque soviétique au contraire, elle fut victime d'une violente réaction « anti-normaniste ». La Rous' médiévale fut présentée comme le produit du développement indigène des sociétés slaves-orientales, sans impulsion extérieure notable. Les historiens soviétiques finirent par nier tout rôle des Varègues dans la formation de l'empire kiévien.
Sans vouloir ménager les uns ou les autres, il est clair que la vérité doit être plus nuancée. La présence des Varègues en territoire slave-oriental est absolument certaine. Ces Scandinaves, qui vivaient de mercenariat – par exemple à Constantinople où ils servaient dans la garde des empereurs – mais aussi de commerce, fréquentaient la grande « Voie des Varègues aux Grecs » qui allait de la Baltique à la mer Noire en suivant notamment la partie navigable du cours du Dniepr. Il semble assuré aussi que la dynastie kiévienne, à en juger par les noms des premiers grands-princes et une partie de l'élite militaire de la Rous', était issue de ce milieu varègue. Igor est ainsi issu de Ingvarr, Oleg, de Helgi.
C'est évidemment insuffisant pour attribuer aux Varègues la création ex nihilo de structures politiques chez les Slaves orientaux. La Chronique des années écoulées contient une strate nettement antérieure, peut-être du VIe siècle, relative à la création de la ville de Kiev par un personnage nommé Kyï auquel ses descendants auraient succédé. La dynastie varègue aurait ainsi tiré parti d'un cadre préexistant et son installation à Kiev suggère que la ville était déjà un centre politique et commercial important. L'organisation primitive de la Rous', avant la conversion au christianisme, n'a d'ailleurs pas de caractère typiquement scandinave et présente les traces d'autres influences, comme celle des nomades de la steppe – on y reviendra plus loin.
Il ne faut donc ni minorer, ni exagérer le rôle des Varègues. Ils ont fourni à la Rous' originelle une dynastie de souverains talentueux et une partie de son encadrement, ainsi que des réserves toujours disponibles de mercenaires et Iaroslav le Sage leur dut son accession au trône. Mais – sauf dans le domaine militaire – leur influence culturelle fut très limitée ; il n'y a pratiquement pas de termes scandinaves dans les langues slaves-orientales. À l'exception des régions les plus septentrionales, la colonisation varègue fut faible et l'assimilation rapide. Au sein même de la dynastie kiévienne, des noms slaves apparaissent dès le milieu du Xe siècle. La Rous' n'est pas une « Normandie » orientale.
Doit-on aux Varègues, comme on l'a longtemps cru, le nom même de Rous'? Rien n'est moins sûr. Le terme n'a pas d'étymologie certaine : on a proposé diverses racines germaniques, mais aussi slaves ou iraniennes, plus exactement scytho-sarmates. Surtout, son sens initial n'est pas clair. Certaines sources présentent les Rous' des IXe-Xe siècles comme des Scandinaves et les opposent aux Slaves, mais ceci veut-il dire que les Varègues ont apporté ce nom avec eux, ou qu'ils ont adopté sur place, ou reçu, un nom local ?
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