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Ernst Jünger dans la Pléiade

Dans un numéro de la Nouvelle Revue de Paris (1) dédié à Ernst Jünger, Pierre Boutang confiait : « Pendant plus de quarante ans et mon premier saisissement des Falaises de marbre, cet homme ne m’aura pas quitté : cet homme, non cet écrivain, ce contemporain. » L’oeuvre de Jünger est portée par sa propre destinée, celle d’un allemand francophile, fasciné par les coléoptères, l’ivresse et les rêves.
Jünger fait aujourd’hui son entrée dans la collection de la Pléiade dix ans après sa mort, non sans provoquer quelques grincements de dents chez les critiques sociaux-démocrates et autres esprits chagrins. Il n’endosse pas la célèbre reliure via ses romans ou ses ouvrages théoriques mais par le biais de ses journaux de guerre. L’édition en a été confiée à l’un des plus éminents spécialistes français de son oeuvre, Julien Hervier. Ce dernier a largement revu les traductions existantes. Le premier volume (1914-1918) regroupe notamment les récits autobiographiques de Jünger que sont Orages d’acier et Le Boqueteau 125. Le second (1939-1948) comprend entre autres Jardins et Routes et les deux Journaux parisiens.
L’expérience des tranchées
Engagé quelques mois dans la Légion étrangère en 1913 (il contera cette expérience dans Jeux africains), le jeune Jünger n’a pas vingt ans lorsque le premier conflit mondial éclate. Il se porte immédiatement volontaire. Dans les tranchées du Pas-de-Calais, quatorze fois blessé, il gagne ses galons d’officier et la plus haute distinction militaire prussienne, l’ordre “pour le mérite”. Cet univers meurtrier mais fascinant, il le mettra en scène en usant d’un réalisme rare dans Orages d’acier, publié en 1920 à compte d’auteur. Ce récit débouchera deux ans plus tard sur sa première oeuvre théorique, une méditation philosophique sur la guerre, Le Combat comme expérience intérieure (au titre originellement traduit La Guerre notre mère). Un court essai que l’on retrouve dans le premier tome de cette nouvelle édition. En France, ces textes n’ont d’égal que ceux de Drieu la Rochelle dans La Comédie de Charleroi.
Le Jünger de la période 1939-1945, véritable émigré de l’intérieur, effaré par le déploiement de la barbarie nazie, n’a plus grand chose à voir avec le jeune homme découvrant l’adrénaline des tranchées de la Première Guerre mondiale. Il a combattu la République de Weimar, suivi des études de sciences naturelles et endossé les habits de polémiste national-révolutionnaire voire national-blochévique (il sympathise alors avec Ernst Niekisch), exaltant la figure du Travailleur tout en élaborant une critique du nazisme comme phénomène totalitaire avec Sur les falaises de marbre.
Il ne participe pas vraiment à la campagne de France et trouve le temps de lire les plus récents ouvrages de Bernanos dénichés dans un cantonnement du Nord de la France. D’avril 1941 à septembre 1944, Jünger est la plupart du temps affecté en garnison à Paris. Il fréquente les salons littéraires, notamment celui de Florence Gould, où il sympathise avec Jean Cocteau quand il n’y croise pas son vieil ami Carl Schmitt. Il lit beaucoup – la Bible principalement, mais aussi les oeuvres de Léon Bloy, « cristal jumelé de diamant et de boue ». Mouillé dans l’affaire de l’attentat manqué contre Hitler à l’été 1944, il est renvoyé en Allemagne et versé dans les troupes territoriales. Un de ses fils trouve la mort en Italie, abattu par des partisans.
Paris occupé
La figure du Travailleur cède alors sa place dans l’oeuvre de Jünger à celle du Rebelle, puis de l’Anarque pratiquant « le recours aux forêts ». Voyageant beaucoup, il devient dans les années 1980 une icône de la réconciliation franco-allemande et sera reçu par François Mitterrand à l’Élysée. Cette position, fort éloignée de son nationalisme de l’entre-deux-guerres, il en avait posé les jalons dès la fin de la guerre et la publication en 1948 de La Paix, alors étrillé dans Aspects de la France par Pierre Boutang – d’une façon peut-être excessive - comme une « nouvelle formule du germanisme ». Converti tardivement au catholicisme, Ernst Jünger est mort à l’âge de 102 ans en février 1998.
Que retenir de la vie et de l’oeuvre d’Ernst Jünger ? Le combattant d’élite, conscient des liens existant entre la guerre et la politique ? L’analyste du poids croissant de la technique dans notre civilisation ? L’aristocrate pratiquant le “chasse subtile” des insectes volants ? Peut-être tout cela à la fois tant l’homme a brillé par son éclectisme. Ses Journaux de guerre sont une des meilleures entrées dans son oeuvre et les voici, de surcroît, disponibles dans une remarquable édition. On aurait tort de s’en priver.
Pierre Lafarge L’Action Française 2000 n° 2743 – du 5 au 19 mars 2008
*Ernst Jünger : Journaux de guerre. Gallimard, La Pléiade. Tome 1 : 1914-1918, 944 pages, 53 euros (45 euros jusqu’au 30 juin) ; tome 2 : 1939-1948, 1452 pages, 62 euros (55 euros jusqu’au 30 juin).
(1) N°3, septembre 1985.

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