La nébuleuse citoyenne apparaît largement désarmée. Par conséquent, comment faire face aux autres archétypes qui représentent des formes de pouvoir oligarchique ? C’est ici qu’il faut traiter de cet élément clef de la liberté d’action qu’est la capacité de décision. La référence faite précédemment à la notion d’autonomie ainsi qu’à la démocratie comme société secrète nous ouvrent la voie et fournissent un début de réponse : compte tenu du besoin d’échapper au diktat des contre-pouvoirs, on retrouve en effet l’idée première « prendre son destin en main », en l’espèce la capacité de garantir soi-même ses propres conditions d’existence et de décisions. De tout temps, les groupes humains confrontés à des situations semblables ont eu recours à des formes de solidarités de base : nous parlons ici de coopérative (sans nécessairement faire référence au concept juridique) et à son idée directrice, c’est-à-dire la mise en commun de certaines ressources indispensables à la survie desdits groupes.
Le cas des Acadiens au Canada, est un exemple particulièrement éclairant à ce propos. Il s’agit d’une population qui, d’abord, est chassée de ses terres et victime d’une déportation au 18ème siècle, suite à la perte par la France de ses possessions canadiennes. Au prix d’énormes sacrifices, cette population parvient à se reconstituer au cours du 19ème siècle, à s’établir sur de nouvelles terres où elle tente de reprendre une vie normale. Ayant alors comme activité principale la pêche, elle tombe cependant rapidement sous la coupe des entreprises anglaises à qui les pêcheurs acadiens sont tenus de remettre le fruit de leur pêche, en échange de bons d’achat dans les magasins desdites entreprises. Evidemment, les bons s’avèrent insuffisants pour couvrir les besoins vitaux de la population et celle-ci s’endette rapidement. C’est dans ces circonstances particulièrement difficiles que le mouvement coopératif va jouer pour les Acadiens le rôle d’un véritable projet de société à la fois fédérateur et identitaire. La population acadienne parvient en effet non seulement à se maintenir, mais à reconquérir son autonomie grâce au système des coopératives. A travers le mouvement coopératif – développé sous la houlette de l’Eglise catholique et de son clergé – les Acadiens réussissent à secouer cette tutelle économique et à reprendre leur destin en main, la création de petites entreprises autogérées et autofinancées (alimentation, machines, outils, épargne) permettant d’assurer les besoins de base de la population et de ne plus dépendre du monopole des grandes entreprises anglaises.
Plus récemment au Mexique, dans un pays ravagé par la corruption et la guerre que se livrent les gangs de narco-trafiquants, certaines communautés redécouvrent les vertus d’une solidarité de « type acadien ». Dans certaines bourgades en effet, les citoyens se sont réunis en groupe d’autodéfense afin de garantir la sécurité locale. Equipés de radios et de jumelles, ils observent les allers et venues et signalent immédiatement tout événement suspect, contraignant de ce fait la police (souvent corrompue) à faire son travail : « En cas de mouvement suspect, ses 200 membres se disent capables de bloquer les quatre issues [du bourg] en moins de cinq minutes ; à la moindre alerte, reliés en permanence par talkie-walkie, les voici qui interrompent leur travail ou sautent du lit dans l’instant, puis se ruent en direction du supposé criminel, un voleur de poule, un cambrioleur, un bandit de grand chemin, un ravisseur... » En surveillant ainsi leurs localités, ces citoyens évitent que les gangs ne viennent s’y installer, rétablissant de la sorte la paix et la tranquillité dans les rues. Il est évidemment encore trop tôt pour pouvoir juger de la validité et de la durabilité de ces expériences mexicaines. Mais, d’ores et déjà, certains aspects sont frappants et renvoient aux considérations précédentes sur l’autonomie et la démocratie comme société secrète en réponse à la voyoucratie. Les groupes d’autodéfense pratiquent en effet la culture du secret, ne communiquant par exemple entre eux qu’à travers des noms de code : « Nous fonctionnons comme une société secrète, la moindre indiscrétion peut nous être fatale. » Et leur motivation est précisément celle d’une réponse à l’Etat-voyou : « On s’est mobilisés car nos institutions, pourries de l’intérieur, ne peuvent nous protéger... »
« Prendre en main sa propre sécurité » représente un levier intéressant pour « prendre son destin en main » et retrouver, de ce fait, une première forme de res publica (au sens développé dans le livre de Bernard Wicht, en particulier au moment où le déclin de l’Etat-nation met fin à la citoyenneté). Or, on constate précisément que les exemples susmentionnés présentent le modèle d’une sécurité re-pensée à l’échelon local, à savoir au niveau communal, au niveau du quartier urbain ou de la petite communauté politique. Avec une telle conception de la sécurité, le groupe d’individus concernés – le sujet collectif – peut à cette échelle reprendre influence sur la réalité, sur les facteurs qui déterminent son environnement – autrement dit, l’autonomie telle qu’envisagée plus haut. On peut considérer ainsi la renaissance d’une forme de démocratie de base par laquelle une communauté commence à prendre en charge la gestion de ses propres affaires, cette communauté retrouvant par là même l’esprit d’entreprise, voire l’esprit des pionniers. C’est pourquoi on parle ici de levier au sens où l’entendait Max Weber à propos des groupes en armes à l’origine du capitalisme en Europe. En ce sens, l’exemple acadien tend à montrer que la dimension économique est une composante déterminante de l’autonomie et que couplée à un système d’arme adapté, elle débouche sur une réelle liberté d’action. L’articulation des nouvelles formes d’organisation militaire (outil militaire + puissance financière) vient confirmer cette analyse. En conséquence, la formule définissant la liberté d’action de nos jours pourrait bel et bien être :
CAPACITE ECONOMIQUE + SYSTEME D’ARME = LIBERTE D’ACTION
La capacité économique se comprenant soit du point de vue financier comme l’indique la révolution militaire en sous-sol, soit sous forme d’une coopérative garantissant une indépendance économique minimale. Constatons au passage combien on s’éloigne ainsi du modèle occidental de la guerre et du paradigme étatique moderne considérant les armées comme de simples instruments que l’on entretient et utilise au gré des circonstances. Au contraire, dans la perspective présentée ici, l’outil militaire n’est pas une simple forme d’organisation ; il tend vers un projet de société associant les individus et leur mode de vie.
Bernard Wicht, Europe Mad Max demain ? Retour à la defense citoyenne
http://www.oragesdacier.info/2014/05/les-conditions-de-lautonomie-des.html