Il est des jours qui marquent l'histoire, dit-on : il est certain que ceux de ce début d'année 2015 n'ont pas fini, en tout cas, de faire parler d'eux... J'ai vécu ces événements, comme beaucoup d'autres, au fil des radios et des télévisions, mais aussi à la lecture d'une presse écrite qui a suivi la folle cavalcade d'une actualité d'un coup accélérée : il est désormais possible, même s'il nous manque encore un peu de recul, d'en dresser un premier bilan, au-delà de l'émotion et des facilités d'expression ou de position.
La surprise, forcément mauvaise, de l'événement déclencheur, tient sans doute plus dans la manière et dans la cible elle-même que dans la survenue d'un attentat à Paris, événement craint et attendu depuis de longs mois par les autorités comme par les journalistes. Le temps des fêtes, toujours délicat en termes de sécurité, était passé et peut-être l'exécutif, comme tant d'autres (y compris les dessinateurs de Charlie Hebdo, si l'on en croit les dessins publiés le jour même de l'attaque), commençait-il à respirer. Jacques Bainville nous a pourtant prévenu dans un de ses aphorismes redoutables de clarté et de simplicité qu'il s'agit, pour le politique autant que pour l'historien, de « prévoir l'imprévu, attendre l'inattendu » : nous y voilà, pouvait-on tristement murmurer à l'angélus du mercredi 7 janvier...
L'attaque n'a pas touché que Charlie Hebdo même si elle semblait explicitement le viser : c'est la France elle-même qui a été blessée. D'abord à travers les victimes : journalistes satiriques, anticléricaux notoires mais aussi analystes dissidents de l'économie (Bernard Maris, qui prônait la fin de la monnaie unique européenne, par exemple) et, surtout, dessinateurs dans un monde qui a pris l'habitude de l'image animée quand, eux, fixent en quelques traits une idée ou une moquerie ; policiers porteurs d'un uniforme et qui, s'ils sont de confession musulmane, apparaissent comme de nouveaux « harkis » pour les islamistes contemporains et sont immédiatement traités comme tels, nous rappelant aussi, comme en écho, le sort tragique réservé à ces soldats fidèles à la France quand Wolinski et Cabu choisissaient de soutenir « l'autre camp » au début des années 1960 (pacifiquement néanmoins, contrairement aux terroristes pro-FLN)... ; personnes « anonymes » et juives, simples Français ou francophones de culture et de religion hébraïque, abattues pour ce qu'elles sont nées et non pour un choix idéologique qu'elles auraient fait... Des « morceaux de France », des éléments de cette mosaïque formée au fil des règnes capétiens, des épisodes républicains et impériaux, au gré d'une histoire complexe et parfois conflictuelle, dans la paix comme dans la douleur de nos crises de croissance... Oui, c'est bien la France qui a été blessée, à travers certains qui, même, comme des enfants gâtés et ingrats, la moquaient ou la brocardaient de quelques traits de plume parfois bien indélicats.
Ironie de l'histoire, ici cruelle : la mort des antimilitaristes irrespectueux, de ces pourfendeurs de patrie, a jeté dans les rues et sur les places de France des foules immenses, diverses et bigarrées, jeunes et moins jeunes, sincères ou opportunistes, réunies sous le drapeau tricolore et autour d'une France que l'on nomme (à tort) « République » mais que l'on rêve, parfois poétiquement en attendant que cela soit politiquement, comme une « Liberté couronnée », selon le beau mot entendu dans l'une de mes classes ces jours-ci... Après tout, le fort nom de France ne veut-il pas dire, si l'on en croit son étymologie germanique héritée des peuples francs de Mérovée et Clovis, « Liberté », en signifiant « la terre des hommes libres » ? Avait-on besoin de la graver sur la pierre des frontons municipaux ou de sur le marbre des palais préfectoraux, comme pour la figer, quand, depuis les origines, elle est ce qui fait battre le cœur même de notre pays et de ses fidèles serviteurs ?
Cette réaction, presque viscérale au soir des jours terribles, a aussi rappelé à nombre de nos concitoyens qu'il n'y a pas de libertés individuelles, d'expression ou d'opinion, sans celle, première et fondatrice, de la nation française : ce n'est rien d'autre, en somme, que la leçon majeure de Maurras que redécouvrent, un peu effarés et encore tremblants de ce mystère, les politiques comme les citoyens de ce pays, au-delà de leurs particularités et particularismes... C'est cette première leçon qui, d'ailleurs, a mené ce même Maurras, et à sa suite de nombreux Français (dont je suis, et dont je fus, en un été désormais fort lointain...), vers la question de l’État et vers le moyen institutionnel du « mieux-faisant » politique, en somme, vers la solution monarchique...