Pour Anders, renouveler la critique sociale, c’est aussi actualiser Marx. Si le mouvement ouvrier a perdu en effectivité, c’est parce qu’il n’est plus synchrone avec notre monde ; Anders propose de rattraper ce décalage en opérant des actualisations qui sont autant de déplacements de la doctrine marxienne.
La dernière instance n’est plus économique, elle est technique. Premier déplacement qui en entraîne toute une série.
Le prolétariat n’est plus une classe économiquement exploitée, c’est l’humanité privée de liberté par l’autonomisation de la technique.
Le travail n’est plus quelque chose qu’on cherche à développer, mais quelque chose qu’on cherche à supprimer.
La marchandise n’est plus un produit fait pour durer, mais un produit qui, comme les aliments ou les bombes, demande à être remplacé après usage, pour que la mégamachine continue à tourner.
Quant à la lutte anticapitaliste, elle prend la forme d’une lutte contre le totalitarisme des machines.
S’il y a une critique (philosophique) de l’économie politique chez Anders, elle tient tout entière en une série de déplacements des fondements marxiens.
Vu par Anders, le travail est quelque chose que l’on cherche à supprimer pour lui substituer des emplois absurdes comme celui de « berger des objets » ou, pire encore, comme celui de travailleur à domicile, payant pour travailler passivement, pour regarder la télévision en l’occurrence, au lieu d’être payé en échange d’un travail actif. Le travail n’a plus d’autre finalité que de faire tourner la mégamachine. Il n’y a plus à proprement parler de finalité pour le travailleur qu’on a rendu définitivement « aveugle à la finalité de son travail ». La nature de son activité et sa conscience morale ayant même été remplacée par le « zèle du collaborateur », il est devenu un rouage polyvalent pour lequel tout se vaut. Du coup, il peut passer d’une mégamachine à l’autre, de la mégamachine capitaliste à la mégamachine nazie, par exemple. Un tel travailleur est, pour reprendre le titre d’un livre d’Anders, un fils d’Eichmann.
Sa conception des marchandises n’est pas moins surprenante. Elles ont une date de naissance et une date de décès. Étant vivantes, elles sont mortelles. Et plus vite elles mourront, mieux ce sera, du point de vue de la mégamachine. Pour qu’elles soient plus faciles à liquider, l’industrie rêve de les liquéfier afin de pouvoir produire un flux continu de marchandises.
Christophe David, « Günther Anders. La vie mutilée » in Radicalité, 20 penseurs vraiment critiques