Trois traits marquants ressortent de l'analyse [sur la nouvelle forme de guerre de l'OTAN en Yougoslavie].
Premièrement, on assiste à l'émergence d'un bloc occidental de type impérial, unifié mais en équilibre instable en raison de son extension tous azimuts et de la crise de société vécue par son membre le plus influent, les États-Unis. Ce bloc pratique la guerre postmoderne, c'est-à-dire les interventions supra-étatiques, au moyen d'armes de très haute technologie, et au nom du maintien des droits de l'homme.
Deuxièmement, l'unification de ce conglomérat étatique occidental débouche sur l'opposition huntingtonienne de blocs géopolitiques et culturels en Europe et au-delà (on pense notamment à la Chine et au monde islamique).
Troisièmement, cette situation conduit à une très grande instabilité au niveau international à cause, d'une part, de la structure nouvelle des conflits où le paradigme culturel remplace désormais le paradigme idéologico-politique et, d'autre part, du "retour" de la stratégie directe et de la guerre classique grâce aux armes de très haute technologie qui permettent de mener des conflits sans risque majeur d'escalade mais qui, par ricochet, pourraient amener certains États ne disposant pas de cette technologie à recourir aux armes de destruction massive pour se protéger de ces interventions des grandes puissances.
Ces trois éléments se rapportent essentiellement à la guerre supra-étatique. Par conséquent, plus que jamais ce type de guerre fait l’État, c'est-à-dire le conglomérat étatique supranational, impérial, avec ses moyens de surveillance planétaire et sa volonté universaliste. En retour, évidemment, cet "Etat" fait la guerre. Or, dans l'ancien système westphalien dominant jusqu'en 1945 et composé d'un damier d'Etats-nations en occurrence et compétition les uns avec les autres, on peut dire en simplifiant que la guerre était en quelque sorte la voie normale des relations internationales. Est-ce encore le cas actuellement ?
Même si la guerre supra-étatique s'écarte du modèle westphalien parce qu'elle ne vise ni l'anéantissement, ni la conquête du territoire de l'adversaire (d'où son caractère postmoderne), elle s'inscrit pleinement dans le schéma clausewitzien du prolongement de la politique. Elle veut en effet imposer un ordre, une volonté dominante ; elle veut affirmer une souveraineté (collective) face à une autre. En ce sens, elle s'intègre parfaitement dans le jeu complexe des relations internationales d'aujourd'hui ; on peut même dire qu'elle en représente l'outil majeur puisque le maintien de la paix et le respect des droits de l'homme sont devenus les objectifs principaux de la politique étrangère des Etats développés.
Mais cette situation ne doit pas nous faire oublier la persistance de la guerre infra-étatique qui reste la forme dominante de conflit à notre époque. Il convient donc de dire ce que nous entendons par guerre infra-étatique.
On peut caractériser la guerre infra-étatique principalement par les affrontements qui se déroulent à l'intérieur des États et indépendamment de toute considération des frontières nationales. Ce sont les luttes tribales, les conflits ethniques et religieux ainsi que toutes les autres formes de guerre civile auxquelles viennent s'ajouter la guérilla, le terrorisme, l'action des mafias et du crime organisé, l'extension des zones grises et du chaos social plus généralement. Ces conflits échappent à tous les schémas clausewitziens de la guerre comme instrument au service de l’État. Ils se déroulent, dans la plupart des cas, "en dessous du seuil technologique" et au moyen d'armes légères. Ils ne font l'objet d'aucune sorte de codification et leur but ultime, en définitive, est le génocide. Les combats ont lieu généralement au sein de la population entre factions rivales. Alors que, dans la guerre supra-étatique, l'objectif est l'imposition d'un ordre dominant et le maintien de la paix en vue de la conquête ultérieure des marchés, dans la guerre infra-étatique l'enjeu c'est la substance de la population qui est à la fois l'objet et le sujet des combats. Le territoire ne constitue plus un objectif militaire mais représente seulement un vaste champ de bataille. On se rapproche du modèle de la guerre révolutionnaire qui vise à conquérir le peuple et non le terrain. Ce sont toutefois les guerres du Liban (1975-1990) qui représentent l'archétype de ce genre de conflit : d'où l'expression de "libanisation" pour décrire ce type de processus de décomposition de l’État et de la société.