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Chronique de livre: Philippe Estèbe, L'égalité des territoires, une passion française

« Philippe Estèbe est géographe. Il est consultant en aménagement du territoire et dirige l'Institut des hautes études d'aménagement des territoires en Europe (IHEDATE). Il enseigne à Sciences-Po et au Conservatoire national des arts et métiers […] »1. La thèse centrale du présent ouvrage est la suivante : « l'égalité républicaine des territoires ne constitue pas un principe gravé dans le marbre de toute éternité, mais il s'agit d'une construction historique. » En effet dans l'imaginaire républicain, l'égalité des territoires serait l'égalité des citoyens, elle en serait la « version géographique ». Cette construction historique doit faire face à de profonds bouleversements.

L'ouvrage est découpé en quatre parties :

1) Une géographie et des histoires

2) Égalité de quoi ?

3) Les hoquets de l'égalité territoriale

4) Fonder un nouveau principe d'égalité des territoires

La première partie traite des conditions historiques, géographiques, sociales et économiques de l'élaboration du dispositif d'égalité des territoires. Elle est particulièrement intéressante car elle permet de dépeindre l'approche territoriale française qui mélange des caractéristiques propre à la France comme la faible densité globale, la dispersion de la population, les faibles mobilités jusqu’aux années 60'2, la permanence d'un espace rural politique ou encore le poids de Paris3 mais aussi des éléments communs à l'ensemble de l'espace européen comme la coopération du central et du local, l'affirmation politique de l'Etat et les dynamiques liées à l'industrialisation et au productivisme. Le modèle français de coopération du central avec le local a été particulièrement marqué par la loi municipale de 1884 qui s'inspire de certains principes de la Commune : « la terre appartient à ceux qui y travaillent », par conséquent la commune est dotée d'une souveraineté propre et la République scelle un pacte avec la paysannerie. Celle-ci est progressivement acquise aux idées républicaines par ce biais et en contrepartie, elle va exercer un pouvoir quasiment unique en Europe car outre les communes, les élus des départements ou du Parlement (députés et sénateurs) seront, pendant longtemps, des représentants issus du monde rural4.

La deuxième partie est plus notionnelle puisqu'elle brosse les différentes acceptions de la notion d'égalité des territoires. L'égalité des territoires peut être l'égalité en droit (redistribution, équipement, péréquation), l'égalité des places (spécialisation économique des territoires) et enfin l'égalité des chances qui émerge depuis les années 1990 et place les territoires en compétition. Ces trois acceptions correspondent à trois temps chronologiques. Au départ l'égalité des territoires apparaît comme un véritable quadrillage territorial. L'administration et l'Etat sont partout et tous les secteurs sont concernés (justice, sécurité, éducation, transports, ...). Je ne rentrerai pas ici dans les détails (lois, fiscalité, …) que mentionne l'ouvrage mais je vous invite à y jeter un œil. En revanche, l'auteur montre bien le rôle (connu) des grandes entreprises de service public comme la SNCF ou EDF dans le processus « d’égalisation des territoires »5. La dispersion de la population sur un vaste territoire, occasionnant une faible densité, a contribué à créer un vaste réseau de services publics et d'infrastructures diverses, unique en Europe. Ensuite l'égalité est devenue une égalité des places, c'est à dire qu'on passe de logiques de désenclavement à une organisation spatiale du système productif6. L'intégralité du territoire français doit être tournée vers « l'expansion économique »7. Le schéma national d'aménagement du territoire de 1967 illustre bien la conception fordiste et tayloriste de l'organisation de la production. Les territoires vont être pour un grand nombre d'entre-eux spécialisés et donc être complémentaires. Chacun ayant sa place, il se constitue alors une forme de hiérarchie par exemple dans l'armature urbaine (de Paris aux petites communes)8. Enfin, depuis les années 1980, ce modèle va progressivement être remis en question, à la fois par la décentralisation (loi Defferre de 1982) et par la mondialisation. Les territoires entrent en compétition, l'armature urbaine est moins claire et tend à disparaître. L'Etat coopère avec les métropoles qui sont les grandes gagnantes de ces mutations et par une politique de « projets locaux » tend à limiter les effets inégalitaires de la mondialisation. Ces trois formes d'égalité ont laissé des traces dans l'espace (services publics, infrastructures, lieux d'habitation, bassin d'emplois, …).

La troisième partie s'attarde sur les trois grands mouvements qui ont ébranlé et continuent d'ébranler les dispositifs nationaux d'égalité des territoires : l'ébranlement des monopoles, la mobilité des personnes et des facteurs de production et le plissement métropolitain. Les monopoles sont remis en question par la libéralisation du marché, l'usage de la voiture individuelle ou les nouvelles technologies de l'information et de la communication. La mobilité des personnes et des facteurs de production quant à elle est un élément capital car nous ne sommes plus « captifs » du territoire et l'usager va mettre les territoires en concurrence en recherchant ceux où il maximise ses intérêts. Quel avenir pour le modèle « d'égalité des places » dans ce contexte ?9 Quant au plissement métropolitain, c'est le phénomène majeur de ces dernières années. L'affirmation des métropoles a un impact sur la répartition des emplois, de la population, sur la production de richesse mais aussi sur les mobilités ou les liens entre les différents territoires.

La quatrième et ultime partie a pour objet d'évaluer les dispositifs d'égalité territoriale et de proposer une ligne d'évolution possible. S'il y a une phrase qui pourrait résumer l'ensemble de ce que nous avons vu, c'est celle-ci, page 51 : « L'égalité des territoires telle que forgée par l'histoire n'est plus qu'une fiction et risque de le devenir encore plus […]. » Trois éléments au moins remettent en question l'égalité des droits : la REATE (Réforme de l'Etat territorial) qui organise le retrait de la présence des fonctionnaires d'Etat, la loi MAPTAM (Modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles) de 2010 qui inscrit dans le droit une différenciation des régimes territoriaux ou encore la baisse des dotations de l'Etat aux collectivités locales de 11 milliards. L'égalité des places quant à elle est marquée par une lecture dépassée des fonctionnalités territoriales10. Les mobilités des biens et des personnes ainsi que la métropolisation conduisent à de nouvelles conceptions des territoires (des places) fondées sur la notion de système et de réseau11. L'auteur enjoint à « construire politiquement les réseaux territoriaux » et propose trois directions : « les régions devraient tenir le rôle qui était jadis celui de la DATAR » (p. 68), les communes et intercommunalités « doivent comprendre que leurs politiques publiques locales sont « interterritoriales » ou ne seront pas » (p. 70) et qu'il faudrait « conférer une dimension plus opérationnelle aux enjeux systémiques et réticulaires.12 » (p. 71). La troisième et dernière sous-partie, qui traite donc logiquement de l'égalité des chances démarre par le constat que « l'égalité réelle des chances passe par la fin du modèle étatique dans le gouvernement local » (p.73) Avec la décentralisation, chaque territoire (commune, département ou région) dispose d'une souveraineté. Ce qui rappellera une remarque de Jacques Ellul qui écrivait dans Anarchie et christianisme « Compte tenu que la « décentralisation » menée à grand bruit par Defferre a rendu la défense de la liberté beaucoup plus difficile. Car l’ennemi ce n’est pas l’Etat central aujourd’hui, mais l’omnipotence et l’omniprésence de l’administration. » L'auteur propose de «  [se désintoxiquer] de l'Etat à la fois comme puissance rassurante au-dehors et comme modèle au dedans. » et il pointe trois raisons : Tout d'abord l'Etat n'a plus les moyens financier de cette politique, ensuite le local est plus globalisé que les nations et enfin un territoire marqué par les flux « ne peut se gouverner selon un modèle étatique, qui fonde sa puissance sur l'enracinement et la distinction entre « dedans » et « dehors ». ». Tout cela pourrait être sujet à débat, mais on constate bel et bien que les logiques de modernisation territoriale impulsée par la droite au nom de la croissance et de la puissance nationale se font désormais au détriment même de la nation. L'auteur poursuit certaines de ces réflexions en conclusion, mais il s'agit d'éléments trop spécifiques pour un propos qui se veut ici généraliste.

Cet ouvrage court, sérieux et bien mené constituera une synthèse complémentaire des constats effectués par Christophe Guilluy dans Fractures françaises et La France périphérique. On ne pourra s'empêcher d'analyser la fameuse « montée du FN »13 comme, certes la défense de la France périphérique mais surtout comme la défense d'une certaine vision de l'aménagement et de l'égalité des territoires qui est concomitante de cette France périphérique habituée à bénéficier de haut niveau de service, d'infrastructures de qualité et de bassins d'emplois locaux. Le FN apparaît à l'heure actuelle, sous l'influence de sa ligne « nationale-républicaine » comme le continuateur des logiques d'aménagement impulsées à l’ère gaullo-pompidolienne. Il faudrait tout au contraire qu'il bâtisse un corpus en capacité de répondre au réel : métropolisation, périurbanisation, mobilités accrues, mutation des espaces productifs, remise en question de l'agriculture productiviste, remise en question des politiques de « grands travaux » et ainsi de suite. Je ne peux que conseiller à tous ceux qui veulent agir sur le plan associatif ou électoral de lire les 85 pages de cet ouvrage et d'une façon générale de ne pas agir pour défendre un modèle datés de 50 ans, mais d'agir en fonction du réel pour bâtir l'avenir en construisant, et en inventant, un nouveau modèle.

Jean/C.N.C.

 

1Il s'agit de la quatrième de couverture. Je prends le parti de paraphraser en grande partie l'ouvrage dans mon développement.

2 Le Rapport du Groupe 1985 encourage les mobilités partant du constat que le nomadisme serait la norme et la sédentarité, l'exception : « Si les techniques de l'automobile et du chemin de fer paraissent avoir atteint le stade de la maturité, où peu d'innovations spectaculaires sont à prévoir, il n'en est pas de même pour les transports aériens, et on doit s'attendre à l'apparition de nouvelles techniques. Le résultat sera une mobilité qui, au moins pour certains individus, confinera à l'ubiquité. Cette mobilité n'est pas un fait exceptionnel : les sociétés nomades étaient caractérisées par une mobilité extrême au regard de laquelle l'actuelle mobilité des Américains du Nord ne paraît pas sans précédent ; c'est plutôt la vie sédentaire, liée d'abord aux activités agricoles et plus tard aux lourds investissements fixes de la société industrielle qui peut paraître surprenante. » dans Groupe 1985, Réflexions pour 1985, Paris, La Documentation française, 1964

3Il ne s'agit pas ici de reprendre telle quelle la théorie de Jean-Français Gravier dans Paris et le désert français publiée en 1947. En effet Philippe Estèbe considère que ce sont plus les grandes villes qui ont vu leur développement et leur croissance entravés par le « poids de Paris » que les petites et moyennes communes. Cette situation tend à se nuancer depuis les années 1990 et surtout depuis l'an 2000 avec le phénomène de métropolisation.

4L'urbanisation est un phénomène majeur des deux derniers siècles, la France était à 85% rurale autour de 1815, elle est à 85% urbaine en 2015. Au recensement de 2007, 47,9 millions d'habitants étaient des urbains pour une population de 61,8 millions d'habitants sur une superficie du territoire urbain de 118000 km². 77,5 % de la population habitait sur 21,5% du territoire pour une densité moyenne d'environ 400 hab./km². D'après l'INSEE, 95% de la population est sous influence urbaine.

5Clin d’œil à « l'égalisation des conditions » chez Tocqueville.

6Aristide Martin prépare un dossier sur la mutation des systèmes productifs pour le Cercle Non Conforme.

7« Le visage de notre pays en 1985 devrait résulter d'une transformation profonde de notre économie susceptible de conduire à une amélioration importante de nos modes de vie : une agriculture rénovée qui pourrait être la première industrie lourde de la France tout en libérant une main-d'œuvre considérable pour les autres industries et les services ; une capacité de production plus que doublée car, d'ici 1985, nous aurons construit autant d'usines qu'il en existe actuellement ; un niveau de vie qui se sera, en une génération, élevé autant qu'en un siècle, devraient être parmi les signes de cette transformation. Cette perspective est d'ailleurs vraisemblable compte tenu des besoins nouveaux qu'engendre la croissance : tout en nous attachant aux activités à rendement élevé, nous pourrons, dans notre échéancier du développement, ordonner les investissements rentables à moyen terme à des investissements rentables à plus long terme, comme l'éducation (la promotion des hommes, facteur de croissance, sera aussi l'un des fruits de la croissance) et l'aménagement du territoire (qui dans l'immédiat permet à l'organisation de l'espace d'échapper à l'anarchie) » dans Groupe 1985, Réflexions pour 1985, Paris, La Documentation française, 1964

8 Les volontés de rationalisation gaulliste dans l'organisation communale seront d'ailleurs responsables de l'échec du référendum de 1969. Les élus ruraux qui ont encore un poids non négligeable auront la peau du Général. Mais les grandes lignes posées sous la présidence gaullienne seront poursuivies par Pompidou puis Giscard d'Estaing. Cette politique s'appuie sur les agriculteurs, qui ont vocation à nourrir les Français mais aussi à exporter. Ils deviennent une puissante corporation structurée en partie autour d'un syndicat majoritaire : la FNSEA.

9On assiste donc à une lutte des places pour reprendre le titre de l'ouvrage de Michel Lussault. Les territoires (les places) ne sont plus complémentaires, ils sont en compétition. Au final la place du territoire n'est plus garantie et les inégalités se creusent et certains territoires deviennent (ou redeviennent) des marges.

10Il s'agit ici d'une contradiction des politiques gaullo-pompidoliniennes puis giscardiennes qui souhaitaient favoriser l'égalité des places en même temps qu'elles encourageaient les mobilités. Le Groupe 1985 avait pourtant été visionnaire sur ce point: « Et alors que la notion de distance est actuellement la plus utilisée pour traiter de ce sujet, c'est en fait une fonction du temps passé, du confort et du prix qui sera sans doute, et à juste titre, de plus en plus souvent mise en jeu dans l'avenir : qu'il soit possible d'aller d'un bureau grenoblois à un bureau parisien en deux heures, pour cent francs, dans un bon siège, et la vie de la province sera changée ; point n'est besoin de savoir quelle sera la part de l'avion de l'automobile ou de l'aérotrain là-dedans — ni de penser aux 600 kilomètres qui séparent les deux villes, et qui seront toujours 600 kilomètres. On peut imaginer, par exemple, qu'en supposant un confort convenable — et indispensable — trois ordres de temps de voyage pourront être considérés : — inférieur à une demi-heure, qui peut être accepté deux fois par jour (habitat - travail) — inférieur à deux heures, qui peut être admis une fois par semaine ; — de l'ordre d'une nuit, plus exceptionnel. » Groupe 1985, Réflexions pour 1985, Paris, La Documentation française, 1964). 
On y décèle déjà la LGV... Ce sont au final les territoires les mieux « situés ;», les mieux « connectés » qui sont favorisés. Si les mobilités peuvent relier des lieux spécialisés (à l'échelle d'une personne l'habitation, le lieu de travail, les lieux de loisir, les lieux de commerce, …) à une autre échelle, celle de l'espace vécu, les mobilités tendent à renforcer leur mise en concurrence puisque les acteurs du territoire peuvent se déplacer où ils veulent. C'est ainsi qu'en voulant désenclaver certains départements ruraux par des infrastructures routières, les politiques d’aménagement ont favorisé la métropole voisine qui, étant moins loin en terme de temps, est plus attractive. Le territoire rural ne peut donc plus tenir sa « place » contrairement à ce qu'imaginaient les aménageurs des années 60' et 70' qui ont cherché ici à résoudre la quadrature du cercle.

11Le réseau est probablement la grande mutation des années 1990 et surtout 2000 (en grande partie en raison des NTIC). Le terme de « réseau » se retrouve désormais dans le champs politique et métapolitique comme Réseau M.A.S., Réseau identités ou Réseau Voltaire.

12Ce membre de phrase peut paraître nébuleux. Il s'agit en fait de simplifier le fonctionnement des échelons et des institutions voire même d'éliminer la responsabilité stricte dévolue à un échelon.

13L'auteur ne traite absolument pas du sujet, mais nous ne pouvions faire l'économie d'une conclusion qui embrasse les manifestations politiques de ces phénomènes.

http://cerclenonconforme.hautetfort.com/

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