Notre propos, ici, n'est pas de relater l'histoire de Marcel Bucard et du Francisme, mais d'élucider les causes profondes de l'échec d'un mouvement, qui ne sut ni séduire les Français, ni intéresser les Allemands sous l'Occupation.
Nous passerons vite sur les débuts de Marcel Bucard, né en 1895 à Saint-Clair-sur-Epte, au sein d'une famille rurale aisée et catholique, destiné au séminaire, mais devenu un glorieux combattant de la Grande Guerre puis battu lors des élections législatives de 1924 sur une liste conduite par André Tardieu.
Les débuts d’un nationaliste classique
Collaborateur de Georges Valois puis du milliardaire François Coty, lequel lui confia les directions successives dé L'Ami du Peuple et de L'Autorité, et lança, avec d'autres, les Croix de Feu (1928-1929), puis, enfin, de Gustave Hervé, dont il dirigea le journal La Victoire, Bucard souhaite que l'union spirituelle et fraternelle de tous les Français prévale une fois la paix revenue, comme elle avait prévalu au front, grâce à un régime fort expurgé du sectarisme républicain et anticlérical et de l'incurie ministérielle liée au parlementarisme. En cela, il ne se distingue guère de François Coty, Maurice d'Hartoy, François de La Rocque, Jean Renaud, Pierre Taittinger. En revanche, il se démarque de Georges Valois, dont il fut un fugace disciple. Avec son Faisceau (1925-1928), Valois entendait fonder un fascisme français conçu comme une troisième voie entre capitalisme et socialisme, et avait adopté une orientation aussi hostile aux puissances économiques qu'au communisme, ce qui lui avait coûté l'appui financier de Coty, et avait entraîné la décomposition de son mouvement. Aussi Bucard avait abandonné Valois ; d'autant plus que l'acclimatation en France du fascisme lui semblait impossible, pour des raisons historiques et culturelles.
Le choix du fascisme
Or, en 1933, il opte à son tour en faveur du fascisme. Deux éléments expliquent ce changement. Tout d'abord le piétinement des ligues, incapables de séduire le peuple comme les classes moyennes, et que les détenteurs de capitaux n'inclinent guère à aider. Ensuite, révolution tumultueuse de la situation politique. Depuis 1918, la France connaissait des difficultés financières sérieuses. Après la crise de 1924 conjurée par le « Verdun financier » de Poincaré, était survenue celle, beaucoup plus grave, de 1926-1927, enrayée par Poincaré encore qui avait restauré la stabilité et résorbé l'endettement de l'Etat, mais au prix d'une dévaluation spectaculaire du franc. Durement éprouvées, les classes moyennes et les petits rentiers se retournaient contre le régime. Puis, à partir de la fin 1930, se font sentir en France les effets de la Grande Crise : en 1932, notre pays compte 900 000 chômeurs, soit un taux de chômage de 15 % de la population active (2 % avant 1930), les faillites se multiplient, l'inflation, stimulée par les essais de relance des cabinets Tardieu et Laval, détruit l'équilibre budgétaire et la stabilité financière retrouvés sous Poincaré. Les ministères ont contre eux les classes moyennes et le monde ouvrier. Un vent de révolution souffle sur le pays qui impute le marasme à l'incurie du régime, de surcroît accusé de corruption. Les formations extrêmes s'en trouvent revigorées : le parti communiste voit ses effectifs tripler, les ligues deviennent résolument activistes, et la droite demande un État fort et stable. Tardieu, pourtant libéral, fait le procès du régime. Et Bucard, qui tenait le Faisceau de Valois pour une aberration, incline désormais au fascisme, d'autant plus que l'Italie mussolinienne ignore la Grande Crise et que l'Allemagne commence à en sortir au moment ou Hitler accède au pouvoir. Il lui semble que désormais, il existe une place, en France, pour un parti fasciste crédible. Il lance alors son Parti Franciste français (PFF), le 29 septembre 1933. Le PFF se définit d'emblée comme un parti fasciste se réclamant du régime de Mussolini. Du fascisme, il adopte l'uniforme (pantalon militaire, bottes, chemise [bleue] avec baudrier) et le projet de société.
Le nouveau parti entend abolir la République démocratique, libérale et parlementaire.
Le PFF deviendrait parti unique. L'exécutif relèverait d'un chef de l’État "plébiscité" au suffrage universel et rééligible, ayant la faculté de gouverner par décrets et de consulter la nation par référendum, dirigeant la diplomatie, et assisté d'un Directoire composé de ministres nommés par lui. Le législatif incomberait à trois organes distincts. Une Assemblée des Familles, élue au suffrage familial et une Assemblée des Producteurs ou Chambre des Corporations, élue dans le cadre régional et composée, à égalité, de représentants des syndicats d'employeurs et de délégués des syndicats de salariés, étudieraient les textes de lois et en feraient une première rédaction. Un « Conseil d’État élargi » composé dans des proportions égales de hauts magistrats et de syndicalistes choisis par le Conseil national des Corporations rédigerait définitivement ces textes, finaliserait les projets de budget, ratifierait les traités. Aucune de ces assemblées n'aurait l'initiative des lois, celle-ci incombant au seul Chef de l’État. Enfin, contre la tradition jacobine, source de blocages, les Francistes préconisent une large décentralisation dans le cadre de régions différentes des anciennes provinces.
Entre traditionalisme et fascisme
En tout cela, ils reprennent les idées de Valois et d'Hervé. Comme eux, ils préconisent l'institution d'un corporatisme d’État très différent du corporatisme anti-étatique de L'Action française, de La Tour du Pin ou de Le Hay. Les comités corporatifs régionaux (composés des délégués des employeurs et des salariés des entreprises) et la Chambre des Corporations auraient compétence dans le seul domaine social (rémunérations, hygiène, conditions de travail, assurances sociales et retraites), la production et la conduite de l'entreprise restant du ressort du patron. Bucard et les Francistes demeurent en effet attachés au principe de hiérarchie, nécessaire à la vie et à la bonne marche de la société. De ce point de vue, ils s'inscrivent dans une filiation traditionaliste opposée à l'éthique démocratique et égalitaire née de la Révolution française. Leur idéal tourne autour de l'idée de patrie et d'une vision chrétienne de l'homme et de l'ordre politique et social. S'il incombe à l'État de conduire la nation en y assurant la justice, il ne lui appartient pas de créer un homme nouveau et/ou une nouvelle société, qu'il s'agisse d'un ordre totalitaire dirigé par un chef quasiment déifié (le Reich d'Hitler) ou de l'édification d'une société rationaliste par un État-parti révolutionnaire l’URSS communiste). Et par là, les Francistes se révèlent beaucoup plus proches de Salazar que de Mussolini. L'État Français du maréchal Pétain réalisera dans une assez large mesure leur programme politique, lors même qu'ils en critiqueront les insuffisances. Ils promeuvent leur programme dans leur hebdomadaire, Le Franciste, sous les plumes de Bucard lui-même et de son délégué à la propagande, Paul Guiraud, professeur agrégé de philosophie.
Nous glisserons sur les avanies et avatars du mouvement entre 1933 et 1941. Dés juillet 1940, il se rallie au maréchal Pétain. Il en approuve l'œuvre constitutionnelle et la politique sociale, concrétisée par la Charte du Travail du 4 octobre 1941, qui institue un corporatisme analogue à celui qu'il préconisait, même s'il en déplore la tendance à avantager les employeurs.
De Vichy, le parti franciste partage le nationalisme cocardier d'un Déroulède, d'un Barres, de la Ligue des Patriotes, des Jeunesses patriotes, des Croix de Feu et de Pétain lui-même, l'esprit ancien combattant, rattachement aux « valeurs spirituelles » et au catholicisme le rejet de la République maçonnique, le refus du libéralisme. Mais comme les collaborationnistes ultras, il préconise un engagement résolu aux côtés de l'Occupant afin d'opérer le referaient de la France en lui faisant jouer un rôle important dans l'Europe d'Hitler ; partant il déplore, comme eux, les calculs politiciens et la pusillanimité de Vichy et, enfin, il réclame comme eux, l'instauration en France d'un régime de type fasciste étayé sur un parti unique.
Une ambivalence fatale
Cette position ambivalente constitue à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force car elle le met en position de médiateur entre Vichy et Paris, capable de les accorder et d'opérer la synthèse de leurs positions. Sa faiblesse dans la mesure où elle le place à la marge des uns et des autres et attire sur lui leurs suspicions respectives. Pour surmonter à son profit le clivage entre Vichy et les collaborationnistes de Paris, il eût fallu un talent politique hors de pair, dont Bucard se trouvait singulièrement dépourvu. Le chef franciste n'avait pas le sens politique de Doriot ; il n'en possédait pas non plus le charisme. Capable de galvaniser ses propres troupes, il ne pouvait soulever l'enthousiasme des foules, comme savait le faire Doriot. Celui-ci grand, fort, le verbe haut, doté d'une prodigieuse autorité naturelle, chauffait à blanc les auditoires, suscitait l'admiration et les dévouements militants, et ralliait à lui toutes les classes, le prolétariat comme la haute bourgeoisie, et tous les types d'hommes, de l'ouvrier jusqu'à des intellectuels nantis comme Paul Marion, Bertrand de Jouvenel, Alfred Fabre-Luce et Abel Bonnard. Avant guerre, la bourgeoisie avait vu en lui le chef capable de vaincre le Front populaire et d'instaurer un régime lesté d'une apparence de volet social. Et, à cet égard, ses origines plébéiennes et son passé communiste le rendaient crédible. Rien de tel avec Bucard qui se ressentait de ses origines rurales et bourgeoises ainsi que de son catholicisme affirmé.
Dépassé par Doriot, Bucard devait l'être tout autant par Marcel Déat. Celui-ci, orateur puissant, était un intellectuel brillant qui avait élaboré pour son parti, le Rassemblement national populaire (BNP) une doctrine très supérieure aux articles théoriques de Bucard et de Guiraud. Et cette doctrine était au moins aussi socialiste que nationaliste. Déat était un socialiste qui avait répudié le marxisme et la SFIO, jugés par lui dépassés, et avait évolué vers un socialisme nationaliste et européen dont le fascisme lui était apparu comme le vecteur. Resté socialiste envers et contre tout, soutien du Front populaire en 1936, planiste, il ne considérait le fascisme et la Collaboration que comme les moyens d'instaurer un socialisme rénové. Demeuré révolutionnaire, il concevait la révolution comme conciliant socialisme et nationalisme dans le cadre d'une union des pays européens. À cet égard, il ne releva jamais de la droite antijacobine et réactionnaire, qu'il abhorrait, et ses discours comportent une telle quantité d'appels et de références à la "révolution" qu'on pourrait les prendre pour ceux d'un homme de gauche.
L’échec d’un traditionalisme de gauche
Et cela explique la réelle impuissance de Bucard à séduire les Français, spécialement ceux, jeunes, qui aspiraient à un ordre nouveau. Bucard, répétons-le, c'est Salazar, non Mussolini ou Hitler. Bien qu'il se proclame constamment fasciste, il demeure un nationaliste français conservateur et catholique avec une inclination plébiscitaire. En dépit des rodomontades "socialistes" de Paul Guiraud, le parti franciste n'envisage pas un ordre social nouveau et, lorsqu'il parle de "révolution", il s'agit toujours d'une « révolution nationale » de type vichyssois. Rien de bien exaltant pour la jeunesse d'un pays comme le nôtre. En ces années d'Occupation, la France reste ce qu'elle était avant la défaite, c'est-à-dire une nation profondément marquée par le legs de la Révolution, et qui ne conçoit sa rénovation politique et sociale que comme une réorientation de cette dernière. En cela, pour nos compatriotes, Déat et Doriot sont plus séduisants que Bucard, et leurs programmes respectifs plus attrayants que celui des Francistes, terne et vieillot. Ce qu'ils préconisent, c'est une troisième ère politique française, après la monarchie d'Ancien Régime et la République démocratique, étayée sur une synthèse de la première et de la Révolution , donc très ancrée dans notre histoire propre et très différente du fascisme italien et du national-socialisme allemand. Une perspective d'avenir étrangère à Bucard. Bucard cumule deux erreurs tactiques qui expliquent son échec face à ses rivaux et auprès des Français : il reste un réactionnaire, nationaliste à l'ancienne mode, et, non sans contradiction avec cette propension, il se proclame ouvertement "fasciste" en une nation instinctivement hostile au fascisme car demeurée tributaire de sa Révolution de 1789-1794. Une erreur que ne commirent pas Doriot et Déat, qui, avant comme pendant la guerre, ne se déclarèrent jamais fascistes et occultèrent leurs liens financiers avec Rome et Berlin. Sous l'Occupation, Bucard ne convaincra pas ses compatriotes.
Bucard a donc pâti de deux choix stratégiques contradictoires : celui d'avoir par trop incarné un nationalisme typiquement français, traditionaliste et, à l'opposé, celui de s'être réclamé d'un fascisme relativement étranger à notre peuple. C'est ici l'ambiguïté foncière de Vichy qui est en cause. Imposé par la défaite et l'Occupation, formé dans l'urgence, sans préparation ni programme, avec le concours de toutes les composantes de la classe politique française (y compris la gauche), ce régime était destiné à rester un palliatif condamné aux changements permanents d'orientation en raison du caractère disparate de son personnel, de l'incidence sur lui du cours de la guerre et de la pression allemande. Ses dirigeants ne purent jamais définir une ligne politique originale et cohérente, faute d'unité de vue et de circonstances favorables. Le slogan « Révolution nationale » était équivoque : si les traditionalistes l'entendaient comme une contre-révolution, les collaborationnistes du PPF et du RNP y voyaient l'annonce d'une véritable révolution, nationaliste, certes, mais aussi socialiste et moderne, incluant une part du legs de la Révolution française, difficile à rejeter après soixante-dix ans de régime républicain. Et leur influence devint de plus en plus prégnante car leur projet avait, relativement à l'ambiguïté attentiste de Vichy, l'avantage d'être fermement défini et en phase avec l’ethos d'une nation devenue hostile à la République libérale et parlementaire mais toujours obsédée par la lubie révolutionnaire que les éléments réellement réactionnaires de "Vichy (catholiques ou de sensibilité peu ou prou maurrassienne) ne surent ni ne purent, en raison de leur absence de moyens et de leur infériorité numérique, extirper de la culture politique française. Aussi les doriotistes et déatistes remportèrent-ils sur le parti franciste tant au plan intérieur, en dépit de sa plus grande conformité à la tradition nationale française qu'au niveau de leurs rapports avec les Allemands, qui les considéraient, en raison de leurs effectifs et de leur audience, comme un moyen de pression sur Vichy plus efficace que lui. Et, Et, de fait, le parti franciste n'excéda jamais les 5 000 adhérents, alors que le PPF de Doriot en comptait 30 000 et le RNP de Déat, plus de 20 000.
Un défi très risqué
Retremper le nationalisme français dans un modèle fasciste étranger à notre culture politique était un défi très risqué ; ce fut la propension constante du Francisme, et l'ambiguïté fatale de Vichy. À cet égard, le Francisme a incarné totalement Vichy, de son adhésion à la Révolution nationale réactionnaire de 1940 à son engagement aux côtés de la Milice contre la Résistance en 1944. Le PPF et le RNP se sont résolument inscrits dans la tradition révolutionnaire de la France moderne née en 1789, et ont tenté de raccommoder au fascisme. Mais à l'inverse, la réaction, elle, ne se conçoit que comme une rupture sans concession avec cette tradition. Bucard, victime de la vogue fasciste des années 1930 puis des succès hitlériens, ne le comprit pas. Il ne comprit pas que le fascisme, importé en une France contemporaine toujours mentalement et politiquement modelée par les valeurs et l'esprit détestables de 1789-1794,ne pouvait devenir qu'une variante nationaliste et européenne du socialisme révolutionnaire, qu'un socialisme post-marxiste. D'où son échec.
Paul-André Delorme Rivarol du 19 mai 2016