La financiarisation est à l'économie ce que le modernisme est à la société : un mécanisme qui conduit à créer un monde déraciné et apatride.
Pour comprendre la notion de capital fictif, il faut remonter à l'aube du libéralisme. Comme le rappelle Cédric Durand, dans son ouvrage Le Capital fictif - Comment la finance s'approprie notre avenir, ce sont les libéraux qui ont défini les premiers cette notion. Pour eux, Friedrich Hayek ou encore David Riccardo notamment, il s'agit d'un excès de création monétaire qui ne repose sur aucune création de valeur réelle. Dans cette vision libérale, le problème n'est pas tant que le capital fictif existe, mais qu'il soit une source d'inflation ou de déflation : pour ces économistes, si le crédit (via la création monétaire) bute sur des limites de ressources (c'est-à-dire le "stock" d'épargne qui constitue la richesse réelle d'un pays), alors ceci crée une altération des prix.
Hypothèque sur la valeur future
Comme l'explique Cédric Durand, pour Karl Marx, le capital fictif est en fait une hypothèque sur la valeur future d'un bien productif. Dans cette perspective, le capital fictif est le mécanisme spéculatif par excellence distinguant la valeur spéculative d'un bien de sa valeur fondamentale. Karl Marx dénombre trois principaux outils du capital fictif : la monnaie de crédit, les actions des entreprises et les titres de dette publique. Cédric Durand montre que les outils désignés par Karl Marx ont été utilisés à plein régime durant la financiarisation de l'économie des années quatre-vingt, provoquant un ressenti de déconnexion entre la finance et le réel. L'auteur explique que ce ressenti tient au fait que le lien entre valeur spéculative et valeur fondamentale s'est distendu, mais surtout déplacé. La titrisation d'une part et l'asymétrie d'information d*autre part ont été les deux principaux vecteurs de ce déplacement.
La crise des prêts hypothécaires à risques (dite crise des subprimes), survenue en 2006 aux États-Unis et dans les années suivantes en Europe et dans le reste du monde, en est un bon exemple. Le point de départ de la crise est l'accord de prêts hypothécaires et spéculatifs à des ménages déjà endettés ou sans grande capacité de remboursement. Premier aspect : la spéculation via la monnaie d'endettement. En prêtant des sommes importantes à des ménages endettés, les prêteurs couraient un risque de défaut de paiement important, qu'ils comptaient couvrir avec une croissance future anticipée comme élevée. On voit ici ce que Karl Marx appelle « l'hypothèque sur l'avenir ».
La titrisation diffuse le risque
Deuxième aspect : la titrisation. Cette opération consiste à rassembler des titres de créance au sein d'une société, dont les actions sont ensuite revendues sur les marchés financiers. Le risque initial de défaut de paiement se diffuse aux acheteurs des actions. Dans cette phase de titrisation, l'asymétrie de l'information, évoquée plus haut, prend toute son importance. En usant de véhicules financiers sophistiqués, il devient impossible, pour les acheteurs des actions des sociétés de prêts toxiques, de connaître exactement ce qu'ils achètent. C'est pour cette raison, notamment, que l'ensemble de l'économie mondiale a été touchée. Dernier aspect : le déplacement de la valeur fondamentale. Pour freiner cette crise mondiale, les États se sont mobilisés. Ils ont dû investir, racheter, "renflouer" les institutions bancaires malades. Et pour ce faire, les Etats se sont endettés. D'une crise de prêts hypothécaires, nous sommes arrivés à une crise des dettes souveraines. C'est ici qu'est le déplacement de la "valeur fondamentale", en passant des dettes de ménages américains vers des dettes de nations. On le voit, ce capital fictif ou spéculatif est le vrai mal de l'économie moderne. Véritable Léviathan, il se transforme, se déplace, s'adapte. En 1865, Gustave Doré réalisa une gravure représentant la destruction du Léviathan par l'Éternel. C'est peu dire si nous souhaitons sa vision comme prophétique.
Raoul Trinchais
✔︎ Cédric Durand, Le Capital fictif - Comment la finance s'approprie notre avenir, Les Prairies ordinaires, novembre 2014, 224 pages, 17 euros.
L'Action Française 2000 Du 19 novembre au 2 décembre 2015