aujourd'hui en charge sur Internet du FigaroVox. Il signe son deuxième livre Recomposition sur la vague populiste en Occident. Que faut-il en attendre ? Que faut-il en craindre ? Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoûarn
Dans votre livre Recomposition, vous démontrez que nous rentrons dans un nouveau monde, un monde populiste ?
Le sous-titre de cet ouvrage - le nouveau monde populiste - peut laisser croire que nous entrons dans une autre culture. C'est sans doute un peu plus compliqué que cela. Disons en tout cas que quelque chose prend forme dans toutes les cultures occidentales. On avait pour horizon la mondialisation heureuse, le marché comme technostructure universelle et, à la clé, un vivre ensemble planétaire. On se retrouve en fait devant une mondialisation malheureuse, un chômage de masse, une fragilisation inéluctable des classes moyennes dont le niveau de vie est menacé. Il y a aussi une insécurité culturelle que les exactions de l'islamisme rendent de plus en plus lancinante. C'est dans ce contexte que la France des Gilets jaunes est entrée en ébullition. Est-ce une révolution ? Jacques Julliard parle d'un Mai 68 des classes moyennes. Il y a en tout cas une véritable révolte. Elle prend des formes très nombreuses à travers le monde le populisme en est l'instrument. C'est avant tout un mouvement social, la révolte est sociale plus que politique. En France par exemple, ce sont les Gilets jaunes qui sont à la pointe de cette révolte plus que Marine Le Pen. Encore jouent-ils juste le rôle de détonateur en France l'explosion elle-même est mondiale et différenciée. Les leaders ont des styles et des revendications très différentes selon leurs cultures. Qu'est-ce qu'un Trump a à voir avec un Salvini ? Ils ont quand même quelque chose en commun ils répondent chacun à leur manière au besoin de protection des peuples, dans le triple champ de l'économie, de la culture et de la préservation de la démocratie.
Mais, selon vous, il est prématuré de dire que nous entrons dans un ordre nouveau ?
Bien malin qui dira où nous allons. Disons que l'ordre global est vacillant mais le monde populiste n'est pas encore advenu. Les populistes constituent, partout en Occident, le symptôme de cette fragilité nouvelle. Ce n'est pas au nom du nouveau monde, encore en gestation, c'est à cause de la fragilité de l'ancien monde qu'il faut les entendre. Refuser ce fait massif, rejeter leur révolte hors du champ démocratique légitime, c'est prendre le risque de voir émerger des mouvements beaucoup plus radicaux et extrémistes, entre islamistes, indigénistes et casseurs, banalisant toutes les formes ordinaires de la violence. Nous sommes en réalité non dans un monde populiste, qui n'existe pas encore mais dans ce qu'Antonio Gramsci appelait l'interrègne « La crise, disait ce théoricien italien du marxisme, consiste dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître ». Et il ajoutait pour marquer que la décomposition n'est pas encore recomposée « Pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés ».
Vous pensez que la recomposition s'appuiera sur le peuple ?
Sans doute, le populisme s'appuie sur le peuple. Mais qu'est-ce que le peuple ? J'en propose une triple définition.
Il y a d'abord le peuple politiquement organisé que les Grecs appelaient le démos.
Il devra être capable aujourd'hui, ce peuple, d'arbitrer les conflits du marché et de faire pièce aux organisations supranationales, non élues, ne serait-ce que les commissaires de l'UE ou les juges de la CEDH. Le premier objectif des populistes est de restaurer la souveraineté du démos, qui est la condition de la démocratie. Les populistes entendent rendre le pouvoir au peuple.
Mais il y a un autre peuple, le peuple comme communauté d'origine, le peuple ethnos. Défendre une forme d'homogénéité populaire, cela vaut souvent aux populistes les accusations de racisme ou de xénophobie. En réalité l'objectif des populistes n'a rien de racial. Il s'agit plutôt de défendre un mode de vie, un modèle social qu'ils entendent réserver aux seuls nationaux. Le malaise est patent, face à un multiculturalisme qui génère des conflits au quotidien et aussi face à un islamisme conquérant.
Est-ce que cette référence à l'origine du peuple n'est pas à l'opposé de l'esprit des droits de l'homme ?
Dans mon livre je cite une formule de Matteo Salvini, le grand populiste italien, qui répond à cette mise en cause « Je crois fermement dans la légitimité des droits de l'homme déclare-t-il, à condition qu'ils soient équilibrés par les droits des peuples et des communautés à ne pas être exposés aux dangereuses dé stabilisations économiques sociales et culturelles, que provoque une immigration incontrôlée ». Certains vont s'émouvoir de ce qu'un grand politique puisse ainsi relativiser les droits de l'homme. Il ne faut pas céder trop vite à la tentation de l'anathème contre de telles déclarations. Je crois qu'on doit absolument éviter de minimiser ce que je vous disais tout à l'heure sur les dangers d'une montée aux extrêmes si on méprise délibérément les conditions économiques, politiques et culturelles de l'équilibre d'une collectivité, et cela même si c'est en se parant des meilleurs sentiments du monde, on risque aujourd'hui de créer des mouvements sociaux dangereux. Non maîtrisables.
Vous avez annoncé une triple définition du peuple : le peuple démos, le peuple ethnos et puis ?
La troisième dimension du peuple est latine. Il s'agit du peuple plebs, le peuple considéré du point de vue de sa place dans la société. Les populistes prétendent défendre en priorité les grands perdants de la classe moyenne et populaire. Un Donald Trump a beau être milliardaire, il a fait de ces red necks le cœur de son électorat. L'opposition entre le peuple exploité et les élites cupides, voilà qui peut paraître binaire. Cependant force est de constater que ces fractures existent et que la plupart des populismes se présentent comme apportant des réponses concrètes à cette détresse sociale. C'est en cela qu'ils ressemblent le plus les uns aux autres, proposant tous un programme de protection renforcé au profit des seuls nationaux les plus déshérités.
Qu'il faille défendre ces déshérités qui forment la plebs, nous en sommes bien d'accord... C'est une question d'humanité. Mais de là à changer de système... Le système se défend bien ! Il est impossible de changer de système parce que cela va contre l'état de droit...
C'est là où l'on peut réfléchir sur l'exemple de la Hongrie, que je traite abondamment dans l'avant dernier chapitre de mon livre. Je ne vis pas en Hongrie. Mais Victor Orban qui a été élu trois fois avec quelque 60 % des voix, a voulu vraiment remettre le sort de ce pays à la souveraineté populaire. Dans cette perspective, son premier objectif en tant que président a été de se débarrasser des superstructures juridiques, qui, dans les pays occidentaux finissent par empêcher la démocratie, en imposant, via des cours suprêmes ou des conseils supérieurs, le respect de l'idéologie libérale. Il estimait que le libéralisme engendrait mécaniquement non pas le despotisme de la majorité dont parlait Tocqueville, mais une nouvelle tyrannie, qui s'étend partout au nom de l'idéologie libérale, la tyrannie des minorités. Il a vivement applaudi à l'élection de Trump, parce qu'il en a saisi le sens politique profond « La non-démocratie libérale, c'est terminé ! » s'est-il écrié. Dans cette critique de « l'état de droit », caractéristique de la non-démocratie libérale, il rejoint au fond la pensée d'un De Gaulle disant « La Cour suprême c'est le peuple français ». Pas de superstructures juridiques entre le pouvoir et le peuple !
De sorte que, pour vous, ce qui s'oppose à la « démocratie illibérale » incarnée par Orban, c'est ce que le même Orban appelle la « non-démocratie libérale », qui est une création non du suffrage mais du droit et en particulier du droit européen...
Disons qu'il faut chercher un équilibre entre les pouvoirs et les contre-pouvoirs et que quand les contre-pouvoirs prennent la place des pouvoirs, quand le droit est systématiquement au-dessus de la souveraineté populaire, alors comme dit Jaroslaw Kaszynski, qui vient d'être réélu en Pologne à la tête des conservateurs, « on se trouve devant une impossibilité légale » de gouverner. On a affaire seulement à des règlements administratifs, à des « agences indépendantes », à des organismes bureaucratiques auxquels les politiques ont délégué le pouvoir de produire des normes sans être responsables devant le peuple.
Vous proposez un peu l'expérience de Viktor Orban en Hongrie comme un modèle ?
Viktor Orban est un vrai populiste, en avance sur toute l'Europe. Mais le risque de sa démocratie illibérale est de basculer un jour dans le despotisme de la majorité. À terme le danger est réel. Mais pour l'heure, on peut aussi voir dans le contre-modèle hongrois une réponse à la tyrannie des minorités qui sévit au sein de l'UE. Il faut en tout cas retrouver cet équilibre perdu entre la démocratie et le libéralisme.
✑ Alexandre Devecchio, Recomposition, le nouveau monde populiste, éd. du Cerf, 304 p., 19 €
Monde&vie 24 octobre 2019