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Charles Saint-Prot : « La pensée française, fondement de la nation »

Charles Saint-Prot :

Docteur en science politique

Docteur habilité à diriger des recherches en droit

Directeur de l’Observatoire d’études géopolitiques

Auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues dont  La pensée française. Pour une nouvelle Résistance, L’Age d’homme, 2002.

Résumé de l’article :

La réflexion sur la nation nous place dans la  perspective  du temps long puisque la nation est  l’affirmation perpétuelle de la vie. Animal social, l’homme est par conséquent un animal national. La nation lui permet d’acquérir une dignité supérieure, un sens historique par lequel il dépasse sa condition éphémère pour lier un pacte avec le temps. La nation donne à l’homme une identité propre dont l’expression la plus riche est la pensée nationale, véritable fondement de la nation.

Mots clés : bien commun, civilisation, Etat, France, nation, pensée nationale.

Introduction

D’emblée il convient de souligner que réfléchir sur la nation au XXIe  siècle, ne saurait consister à se placer dans le temps présent,  dans l’immédiat qui n’est jamais que l’éphémère ; en effet, la réflexion sur la nation nous place très exactement dans une autre perspective, celle du « temps long ». L’idée de nation ne fait pas plus débat au siècle de la prétendue « mondialisation » qu’elle ne le faisait jadis face au Saint Empire romain germanique (lequel n’était d’ailleurs ni saint, ni romain), aux prétentions temporelles des papes ou  aux visées hégémoniques de Charles Quint. Par conséquent, il faut se garder de toute approche conjoncturelle pour se situer résolument sur le plan de la durée. Pour Bainville et Barrès comme pour Renan, la nation est surtout une affaire de longue durée, elle est « l’affirmation perpétuelle de la vie ».

Grand I-) La nation

Si, comme le proclame Aristote, « l’homme s’appelle société », il s’appelle par conséquent nation. Le concept de nation rassemble deux éléments indissociables. L’un, concret et privilégiant la continuité, la transmission et  la conservation, la conçoit comme un héritage, une société donnée dans laquelle – et  de laquelle – l’homme naît (c’est le sens même du mot nation) ; l’autre, part de l’idée, exprimée par Jacques Bainville, que « le hasard et la force des choses n’expliquent pas toute la destinée des nations… La volonté et l’action des hommes interviennent pour une large part dans les affaires humaines ». La nation, c’est donc à la fois la « terre et les morts » et une âme« un principe spirituel ». Elle ne se définit pas seulement par la citoyenneté mais aussi par une communauté de destin dans l’universel.

La nation n’est pas une vue de l’esprit mais une réalité, une société naturelle qui répond bien à une volonté d’être-ensemble. La nation relève la valeur de l’homme parce qu’elle est une communauté à vocation historique permettant à l’homme d’acquérir une dignité supérieure, un sens historique par lequel il dépasse sa condition éphémère pour lier un pacte avec le temps. Barrès a écrit que la nation est un acte politique visant à collaborer à quelque chose qui nous survive. De ce fait, la nation est indissociable d’une idée de progrès s’inscrivant dans le schéma anthropologique d’une pensée qui a un commencement bien déterminé avec Aristote.

Rassemblant les hommes au sein d’une communauté de citoyens, c’est à dire autour d’un projet collectif, la nation s’oppose en tout point à l’individualisme, destructeur de la personnalité collective et véritable sédition contre l’espèce  en ce qu’il sépare l’homme de son passé et de son avenir pour le réduire à l’état barbare d’un être sans feu ni lieu prisonnier de l’immédiat, un déraciné voué au mimétisme cosmopolite ou au repli dans des bandes identitaires. A vrai dire, la nation est un dépassement de la logique ethnique, tribale ou communautariste. Bien sûr, elle ne repose sur aucun mythe raciste ou ethnique. En écrivant  que « ce n’est pas  la race qui fait la nation »  et l’histoire humaine « diffère de la zoologie », Fustel de Coulanges et Renan ont posé une fois pour toute le principe que la société humaine a d’autres lois que celle de la biologie. A l’opposé de  la conception allemande qui est mystique d’un  peuple germanique idéalisé (Volkstum) – davantage race que nation,  Kultur que civilisation , le concept français traditionnel – exposé par  Fustel de Coulanges, Renan, Barrès, Bainville, Bernanos, ou Charles de Gaulle – s’oppose traditionnellement à l’idée de race. Pierre-André Taguieff a démontré l’incompatibilité du nationalisme français, de Barrès et Maurras jusqu’à Charles de Gaulle,  avec toute forme de « matérialisme biologique ».

Une nation c’est surtout une  civilisation qui apporte sa note particulière au grand concert de l’humanité. C’est pourquoi, le nationalisme bien compris est un humanisme. Il ne constitue pas un repli frileux dans une sorte de bunker cadenassé ; ce n’est pas un chauvinisme, un patriotisme exacerbé, une quelconque volonté d’expansion et de domination – ce qui est plutôt le propre des empires et des hégémonies qu’il rejette. En fin de compte, le  nationalisme c’est l’idée que le monde est divers et s’enrichit de cette diversité dans la mesure où chaque civilisation apporte sa contribution à la richesse de la culture universelle. Il faut donc sauvegarder la pluralité du monde en considérant que c’est en respectant l’identité et la langue de chacun que le dialogue entre les nations sera le mieux assuré car on ne peut dialoguer que si on a une identité propre et  quelque chose d’original à exprimer.

Grand II-) La pensée française

Il faut ici souligner  que l’identité  nationale  est d’abord une histoire dont sont héritiers tous les Français,  y-compris ceux qui ont acquis la nationalité française de fraiche date parce qu’il leur appartient d’adhérer au patrimoine national qu’ils peuvent, le cas échéant, contribuer à enrichir mais ne doivent pas le nier ou le faire oublier. Dès lors que quelqu’un a choisi de devenir français, ses ancêtres sont aussi les Gaulois.

C’est donc l’histoire qui  a façonné l’identité française, laquelle ne se réduit évidement pas aux « valeurs de la République » ou à cette idéologie de la « modernité  » dont Jean-Claude Michéa rappelle de façon fort opportune qu’elle est « le centre de gravité de toutes les propagandes de gauche ». La France ne commence pas en 1789 ou avec l’Etat terroriste de 1793, mais elle est l’œuvre des générations qui se sont succédé depuis plus de 2500 ans, à partir des Gaulois qui sont très précisément les ancêtres, ceux qui marchent en tête. C’est vers eux que nous devons nous tourner pour trouver les prémices de l’idée de patrie, et, surtout, les premiers balbutiements d’une pensée nationale qui est sans doute le socle le plus solide de l’identité française, avec la langue – elle-même « vêtement de la pensée ».

 En vérité, la pensée française est le fondement de la nation. Aux origines des heures les plus belles de la France, se trouve l’accord entre l’Etat et les élites, lesquelles  énoncent alors une intention  nationale en exprimant des valeurs qui soutiennent l’unité morale et spirituelle. Les meilleurs esprits du passé ont contribué à donner un visage de la France dans le monde, associant son nom aux valeurs d’indépendance,  de liberté, de mesure,  de raison et plus largement à l’héritage de la civilisation de la Grèce hellénique dont elle est assurément l’héritière la plus directe. Les druides gaulois (qui étaient d’ailleurs en contact avec la Grèce et écrivaient en alphabet grec) ;  les moines du Moyen Age ;  les auteurs de la Chanson de Roland ;  Chrétien de Troyes ;  les légistes des rois capétiens ;  les poètes et les penseurs de la Renaissance ; les artisans du classicisme… Voilà l’immense armée de savants, d’ecclésiastiques, de poètes, d’écrivains, d’artistes, de juristes, qui a pris sa part, parallèlement à l’action du pouvoir royal, dans la constitution d’une pensée française qui est notre plus ancien capital transmis. Elle est l’expression d’une exception française qui s’est façonnée au fil des siècles. Remontant aux origines, cette pensée n’est le propre d’aucun parti, d’aucune coterie, d’aucune obédience. Elle fait largement consensus car elle est le bien commun.

Longtemps, la pensée française, c’est à dire tout ce qui concerne l’affinement des esprits et des mœurs, a accompagné le formidable élan créateur qui consiste à former une communauté de destin dans l’universel en consolidant la nation et la civilisation. Parallèlement à l’action poursuivie par le pouvoir royal, pendant mille ans, les meilleurs esprits du passé ont été conscients de leur responsabilité et ont pris leur part dans l’entreprise visant à constituer une pensée nationale, laquelle a contribué à donner un visage de la France dans le monde. L’unité morale et la commune croyance que la France a quelque chose de particulier à dire au monde ont complété l’unité politique pour faire rayonner une civilisation  dont le message, spécifique et universel, a posé le principe de la supériorité des valeurs sociales et humaines sur l’individualisme et le matérialisme. La pensée française n’exprime pas la nostalgie d’un temps révolu, mais elle traduit la conviction, toujours actuelle, d’une mission capitale, remplie par la France, au bénéfice de la communauté des peuples. C’est dans cet esprit qu’un Charles Péguy et un Georges Bernanos ont appelé la France à répondre à l’honneur d’assumer l’exercice de la noblesse de l’univers contre le matérialisme économique. L’éternel enjeu consiste à réaffirmer le primat de l’homme, de la civilisation, des forces de la vie contre le nivellement matérialiste, les nuées cosmopolites, les forces de la mort. Comme toujours, c’est l’homme, sa dignité et ses libertés qu’il s’agit de sauver en préservant les droits de la nation, son indépendance et son unité. Si ce mot-là a un autre sens que celui, étymologique, d’éphémère et de mode, la pensée française est absolument « moderne » face aux vieilles idéologies totalitaires de l’anti-humanisme.

Certes, il ne fait pas de doute que le patrimoine intellectuel et matériel ne suffit pas pour assurer la prospérité et la survie d’une nation. Il faut la puissante armature de l’Etat. La nation est le cadre de l’humanité dans la mesure où sa finalité première est de développer chez l’homme le degré le plus élevé de dignité et de liberté. Mais celles-ci ne sont pas données, elles ne valent que ce que vaut la capacité de l’Etat à remplir ses fonctions d’intérêt général, c’est-à-dire  sauvegarder la liberté et la dignité de chacun protégées par l’unité et l’indépendance de la nation. L’autorité de l’Etat est la condition de l’indépendance de la nation qui est elle-même la condition de la liberté des citoyens.

Grand III-) L’Etat

Les nations sont en péril lorsque les citoyens perdent le sentiment de former un peuple, une « amitié » au sens où l’entendait Aristote. L’Histoire enseigne que ce renoncement provient toujours d’un recul de l’autorité. Raymond Aron a bien noté que la crise de l’autorité est la véritable crise des civilisations. La menace est celle du totalitarisme qui prospère toujours lorsque s’effondrent les autorités traditionnelles : l’école, la famille, le pouvoir politique. Comme l’a écrit Hanna Arendt, le totalitarisme a fini au xxe siècle de ruiner l’autorité, mettant un point d’orgue au mouvement entamé depuis la seconde moitié du xviiie siècle.

L’autorité est donc protectrice. Pour l’être pleinement elle doit être absolue, c’est à dire indépendante des brigues et des factions qui mettent toujours en danger l’unité nationale. Face aux féodalités politiques, financières ou autres, celles qui existent et celles qui se reconstituent inlassablement, l’Etat-nation, dont le rôle met en jeu la primauté du bien commun face aux intérêts particuliers, est « la réalisation de la liberté ». Dès la renaissance, Jean Bodin avait énoncé la forte vérité que la loi, expression de la volonté du souverain (de l’Etat) d’exercer son autorité, fait « passer l’équité dans les choses ».

L’autorité est aussi créatrice. L’Etat est la condition de l’Histoire. Inspirateur et coordinateur de l’action collective, le pouvoir ne garantit pas seulement la pérennité de la réalité du fait national, il est aussi à la source des grandes innovations. De fait, les seules sociétés qui sachent s’adapter et prospérer sont celles où un pouvoir politique a pu se constituer et se légitimer. Plus encore, l’Etat est la condition de la civilisation. Proudhon, penseur passant pourtant pour anarchiste, affirme que la civilisation est en raison de la puissance publique : « Sans gouvernement la société tombe au-dessous de l’état sauvage : pour les personnes point de liberté, de propriété, de sûreté ; pour les nations, point de richesse, point de moralité, point de progrès. Le gouvernement est à la fois le bouclier qui protège, l’épée qui venge, la balance qui détermine le droit, l’œil qui veille ».

Au service de la communauté nationale, l’Etat est l’artisan de ses espérances, de sa pérennité, de son indépendance, de son influence, de sa prospérité et de son unité. En revanche, un Etat supranational ne serait jamais qu’une organisation matérielle, il ne donnerait aux hommes aucune raison de vivre, il ne donnerait à leur vie aucun sens. Les principes de la souveraineté de l’Etat et de l’indépendance de la nation renvoient tout uniment à l’idée de liberté, laquelle serait perdue, dit Renan, si le monde « n’avait qu’une loi et qu’un maître ». Cette règle d’or, héritée de la civilisation grecque, est l’une des idées fondamentales de la pensée française qui a toujours opposé la mesure, garante de la dimension humaine, au gigantisme, tendant au totalitarisme. C’est pourquoi, la pensée française accorde une place importante à la politique, c’est à dire aux moyens qu’il convient de mettre en œuvre pour préserver l’unité et l’indépendance de la cité. En France, les libertés des citoyens n’ont pu progresser, contre les féodalités, qu’avec l’autorité et la suprématie de la loi de L’état royal. A l’opposé, l’abandon de la pleine souveraineté de l’Etat a constamment conduit à la résurgence des immuables forces pulvérulentes de dissolution, à l’abaissement des libertés, à l’insolente arrogance des groupes d’intérêts particuliers, des sectes ou des mafias. En somme à la négation du bien commun.

Grand IV-) Le bien commun

Depuis Aristote – et, sans doute, bien avant –  l’idée prévaut que les hommes ont quelque chose de fondamental, d’essentiel, en commun. Le bien commun est ce qui donne du sens au corps social.

Quel est désormais notre bien commun ? La question est d’importance puisqu’une société qui perd le sens du bien commun est une société condamnée. « Quand tu ne sais plus où tu vas regarde d’où tu viens » dit la sagesse africaine. Il s’agit moins d’innover que de rénover, moins d’inventer que de se ressourcer en revenant aux principes fondateurs, à  notre traditionnelle conception du lien social privilégiant  les valeurs d’unité et de solidarité qui s’opposent à l’idée d’un individu isolé, replié sur lui-même ou dans un groupe particulier, voué à devenir un insecte sans défense dans la termitière mondialiste.

Notre bien commun c’est la conviction que la nation est une société historique supérieure à la tribu ; que le citoyen est préférable au barbare ; que la loi générale s’impose aux intérêts féodaux, communautaristes, sectaires ou oligarchiques.

Notre bien commun consiste à réaffirmer que les impératifs de rentabilité économique, le messianisme technologique et les valeurs matérielles ne doivent pas l’emporter sur les valeurs humaines.  La solidarité sociale, l’égalité des chances, la prise en compte des intérêts des citoyens, l’affirmation que l’intérêt général transcende les intérêts particuliers et égoïstes, sont l’expression d’une exception française dont l’Etat-nation est le garant.

Notre bien commun  c’est l’autorité et l’intervention régulatrice de l’Etat. Si l’Etat devait abandonner ses responsabilités à la prétendue « société civile » et aux réseaux supranationaux, européens ou mondialisés, plus personne ne défendrait les principes essentiels qui contribuent à réduire les fractures sociales et font en sorte que ne s’instaure pas un système à deux vitesses laissant  des millions de nos concitoyens sur le bord de la route. De même, le renoncement de l’Etat signifie inéluctablement la fin de la notion française de service public qui est avant tout une conception du lien social garantissant la cohésion nationale en assurant les missions essentielles en matière de sécurité, d’éducation, de citoyenneté, d’aménagement du territoire et de transport, d’accès aux sources d’énergie vitales,  de mieux-vivre collectif. Seul l’Etat peut également préserver l’environnement en imposant sa loi à tous ceux qui, par égoïsme ou obsession de la recherche du profit, saccagent le patrimoine naturel. C’est dire s’il est urgent de penser non pas à la réduction de l’Etat mais à sa réforme afin qu’il remplisse mieux ses pouvoirs régaliens et ses missions d’intérêt général. Contrairement à la rengaine des idéologues anti-étatistes, les Français ne veulent pas moins d’Etat mais mieux d’Etat. Ils  aspirent à mieux d’Etat parce qu’ils savent que seul l’Etat peut préserver les valeurs auxquelles ils sont le plus attachés. Il est aussi remarquablement que, lors de la crise financière débutée en 2007, ceux qui étaient les intarissables griots de l’idéologie du « moins d’Etat », ont été les premiers à réclamer à cor et à cri l’intervention des Etats pour tenter de mettre fin à la débâcle. Le fiasco de l’idéologie libéralo-eurocratique est patent. N’est-ce pas ce que sous-entendait  le président de la République Nicolas Sarkozy lorsqu’il déclarait : «l’Europe doit être capable de bousculer ses propres dogmes » ?

Notre bien commun, c’est une certaine idée de la France. Celle d’une nation dont l’indépendance reste la plus précieuse des libertés humaines. Une nation qui de tout temps a su à la fois être un formidable outil d’intégration d’une communauté d’hommes fidèles à une tradition millénaire dont ils sont héritiers et responsables, et désireux de vouloir faire encore de grandes choses ensemble.

Notre bien commun, c’est la nation. C’est notre pensée nationale. Pourquoi la France ? Parce que sans elle que serions-nous?

C’est pourquoi, la seule question d’importance  est celle qui porte sur l’avenir de la nation.

Grand V-) L’avenir de la nation

Souveraineté de l’Etat, indépendance de la nation face aux empires, réduction des oligarchies et des féodalités, libertés des citoyens, opposition de la nation, qui est la mesure parfaite (« la perfection est limite » enseigne Aristote), au gigantisme des agrégations conjoncturelles, artificielles et matérielles ou au tribalisme des communautés a-historiques : voici toutes les lois de la politique française qui sont aujourd’hui remises en question. Finalement ce qui est en jeu est la survie de la pensée française, laquelle est bien différente de cette caricature d’idéologie française qu’un sycophante médiatique a cru pouvoir discerner au prisme de ses seuls fantasmes et de sa propre idéologie qui n’est rien d’autre qu’une haine irrationnelle de la France, affichée avec une extrême impudeur.

En ce début du XXIe siècle, nous devons bien constater que le désordre des idées est extraordinaire. Les marchands d’illusion tiennent le haut du pavé. Des esprits  subtils prononcent doctement que le cadre, « trop étroit », des nations devrait être dépassé. Ils annoncent de nouvelles formules, décrètent que les anciens systèmes de groupement et d’unification des peuples ont fait long feu, proclament l’avènement d’un ordre nouveau dont on comprend surtout qu’il vise à en finir avec le Politique pour instaurer un monde global, une mondialisation (globalization disent plus justement les Anglo-saxons) dominée par l’économie et la finance et sans perspective autre que « l’apothéose du marché » ? Vieilles rengaines des sempiternelles billevesées dites  « modernes » visant toujours à faire table rase. L’antienne est connue : la mondialisation est inéluctable, l’unité européenne s’inscrit dans le sens de l’Histoire, la capitulation du Politique devant l’économie est une fatalité, la Tradition doit s’incliner devant la modernité. Il serait plus clair de dire qu’il est seulement question d’assurer une fois pour toute la suprématie de la matière sur l’esprit.

Depuis plus de 2 500 ans,  notre nation a connu bien des périodes de perdition à chaque fois que la fatalité des choses a triomphé de la force morale, c’est à dire à chaque fois qu’une certaine idée de la France a été reniée. Dans le passé les soi-disant élites – chefs de clans, féodaux, bourgeoisie d’argent –  ont souvent trahi la nation, mais le pays avait un point de repère, il se reconnaissait dans la personne du roi. Durant les pires épreuves de la guerre de cent ans, alors que des nobles, des évêques et des bourgeois collaboraient à qui mieux mieux avec l’envahisseur, le plus humble des Français savait qu’il existait un souverain qui, presque sans armée et sans argent, maintenait l’espérance de la patrie dans son réduit de Bourges. C’est vers ce modeste prince dont la principale vertu consistait à répéter obstinément qu’il était le roi de France, qu’allait s’acheminer une jeune Lorraine. Le 18 juin 1940, le général de Gaulle incarnait exactement la même légitimité nationale avec un simple tronçon d’épée et une haute idée de la pensée française. L’histoire enseigne qu’il suffit de la foi d’une jeune fille, de l’inébranlable volonté d’un roi, de l’appel d’un général pour que se réveille le vieil esprit de Résistance, cette puissance du non dans l’Histoire qui est véritablement la tradition bimillénaire d’un peuple dont Malraux rappelait que toute l’existence est une inépuisable guerre d’indépendance.

De nos jours, la France est de nouveau menacée. Depuis plusieurs lustres, les idées d’indépendance, d’unité nationale ou tout simplement de patrie,  sont bafouées ; le politique menacé par la résurgence du vieil anti-étatisme gnostique ; le peuple est marginalisé et tenu le plus possible à l’écart des manœuvres visant à substituer le rêve européiste à la réalité nationale. Alors même que le mythe d’une Europe puissance s’éloigne de plus en plus et  qu’il est clair que l’Union dite européenne est une sorte  d’Union transatlantique rangée sous la bannière états-unienne et enrégimentée dans l’Otan ; alors que  les dogmes fondateurs de la construction eurocratique – en premier lieu l’ultralibéralisme – ont volé en Etat avec la crise financière née en 2007 ; alors qu’il saute aux yeux que la construction européenne n’apporte pas la prospérité et plein emploi ; alors que l’Angleterre reste une ile arrimée aux Etats-Unis, que l’Allemagne redevient  sure d’elle et dominatrice tout en faisant montre d’une extraordinaire petitesse de vue, notamment pour ce qui concerne les relations avec les pays du sud de la Méditerranée, et que les nouveaux adhérents de l’Europe centrale et orientale n’ont d’yeux et de loyauté que pour les Etats-Unis, voici donc que se poursuit d’une façon aussi inexplicable qu’implacable une construction européenne qui vise finalement à broyer les nations.  Subrepticement, les signes nationaux sont effacés (plaques d’immatriculation des automobiles « euro-normalisées », disparation des passeports nationaux, recul des langues national au profit de l’anglo-américain qui sera la novlangue du nouvel empire) ou doublés par les substituts de l’eurocratie (drapeau, hymne)

Pour la première fois depuis deux mille ans, toutes les élites confondues – politiques, administratives, intellectuelles, économiques, universitaires – entonnent en chœur le refrain de la démission, le requiem pour une France qu’elles considèrent déjà comme morte. La défaillance est générale. Dès lors, se pose l’ultime question : Aujourd’hui, que signifie d’être français ? Faute de pouvoir répondre à ces questions, beaucoup de nos concitoyens sont tentés de  se retrancher dans les petits bonheurs individualistes ou la tentation communautariste encourageant elle-même  la montée en puissance de pseudo-identités : ethniques, religieuses, sexuelles, socioculturelles ou locales. Les tribus sectaires remplaceront-elles la communauté nationale ? Pour conjurer le danger du recul de la citoyenneté devant les nouveaux tribalismes et féodalismes, il est urgent de retrouver les fondements de notre identité nationale. Peu à peu, les Français ont perdu leur monnaie, leur droit, une grande partie de leur souveraineté mais on ne peut leur enlever cette pensée française qui reste « l’un des môles auxquels l’espérance nationale s’est toujours accrochée ».

Aujourd’hui, comme hier, la pensée française s’appelle Résistance.

Charles Saint-Prot.

Remarques relatives à l’article :

1) Jacques Bainville, Histoire de France, Fayard, 1924, Tallandier, collection Texto, 2007.

2) Voir notre ouvrage La pensée française. Pour une nouvelle Résistance, Paris-Lausanne, L’Age d’homme, 2002.

3) La couleur et le sang, Paris, Mille et une nuits, 1998.

4) Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Paris, Flammarion, 2002, rééd. Champ Flammarion, 2006.

5) Il est assez extraordinaire que l’on présente  comme une grande conquête de l’humanité une révolution qui a permis l’instauration du seul régime de l’histoire qui  soit connu sous le nom de  Terreur. V. Le livre noir de la révolution française, éditions  du Cerf, 2008.

6) Camille Jullian,  De la Gaule à la France, 1922.

7) Jean Bodin,  Les six livres de la  République , 1576, Fayard, 1986.

8) De la justice, 1858.

https://cerclearistote.com/2013/09/charles-saint-prot-la-pensee-francaise-fondement-de-la-nation/

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