« Parmi les siens, le Général de Gaulle est encore plus seul que Lénine au milieu des analphabètes de son temps » (Sébastien d’Altavilla)
Il est bon quelquefois de préciser le sens des mots dont on use. Les idéologies sommaires d’utilité électorale et la communication « de masse » (qui nous assomme) nous ont désaccoutumés de l’exactitude. La rigueur puritaine, par exemple, est le contraire de l’exactitude. Celle-ci n’est vivante que dans la profondeur du regard. Si la rigueur tend à normaliser, à rationaliser, l’exactitude, elle, est le miroir des nuances. La rigueur simplifie, abstraction brutale et barbare ; elle applique la règle dans l’oubli de l’exception et préfère la commune mesure aux royaumes du détail incommensurable dont Ernst Jünger, après Novalis, nous entretient dans ses Chasses subtiles, et Paul Morand dans son Europe galante.
Au sens de l’exactitude s’offre la fidélité à l’infinie complexité du monde alors que la rigueur, réformiste ou utopiste, veut conformer la réalité à son schéma. Ainsi l’homme de rigueur, épris de pouvoir, quoique « simple et sincère » comme la littérature qu’abomine Vladimir Nabokov, s’oppose à l’homme d’exactitude, « toujours prodigieusement complexe et trompeur », – comme toutes les œuvres d’art dignes de ce nom qui exercent à l’égard du monde la politesse des Rois.
Pour être exact, l’idée française ne saurait en aucune façon se confondre purement et simplement avec le peuple, la nation, la république, le territoire. L’idée de la France éclaire les visages et les paysages divers de la France. Je la vois, car il faut le redire, les Idées platoniciennes sont dans le matin profond des choses que l’on voit, mais prophétiquement, comme la flamme secrète au cœur du grand jour.
L’Idée française est irréductible aux « valeurs ». C’est d’une plus haute et souveraine clarté que nous voulons illuminer le style de nos gestes et de nos phrases. Aux « valeurs » qui réduisent à quelque absurde dénominateur commun, nous préférerons toujours la lumineuse liberté que nous dispense le feu royal des Principes. Ainsi que l’écrit Henry Montaigu dans Le Roi Capétien : « La Couronne de Feu ne se divise pas et c’est la Maison de France qui allait assumer en fait la royauté universelle, au sens spirituel et non territorial du terme ». Nous sommes las de devoir choisir entre l’or et le sang, alors que, depuis toujours, s’ouvre la tierce voie de la souveraineté de l’esprit. L’idée française est le reflet de cette souveraineté, – ainsi que l’âme rendue visible sur les ténébreuses pupilles de l’amante.
Les plus grands ennemis de l’idée française seront toujours les Français eux-mêmes, ceux, du moins qui font l’Opinion, les opiniâtres qui opinent à l’air du temps. Chauvins en mauvaise conscience, parfois, ou macérés dans la haine de soi, – mais toujours prêts à vendre n’importe quoi à n’importe quel plus offrant ; individualistes, mais taillés sur le même patron « made in USA »… Que restera-t-il à ces Français bien de leur temps lorsque se seront estompées de leur mémoire les lointaines et déjà, hélas, presque indiscernables nostalgies du roman d’aventure (l’élégance d’Arsène Lupin, l’audace et la loyauté des Mousquetaires) sinon de croire fanatiquement au Progrès, de s’adonner dévotieusement à cette décevante « doctrine de paresseux » qui donne aux derniers venus l’illusion qu’ils sont, de par le sens de l’histoire, les plus intelligents ?
L’idée française est toute chatoyante d’un passé légendaire. Ce qui nous est le plus précieux demeure en dehors de la durée. C’est l’instant qui nous sauve en se tenant immobile au cœur du temps comme une île dans l’immensité des eaux. Or l’actuelle dictature de l’économie nous dépossède. Par elle, c’est la nature même du Temps qui est changée. Nous ne vivons plus dans le beau cosmos d’une temporalité miroitante mais sur la ligne de fuite que trace la rentabilité. Chaque seconde étant aussitôt détruite que perçue, nulle ne peut éclore et fleurir. L’idée française, retrouve en elle les grandes saisons de l’âme : l’hiver que domine le Sacre de la lumière pétrifiée et sonore dans l’air limpide de la cathédrale de Reims, l’automne des promenades et souvenirs nervaliens, l’été flamboyant qu’évoquait Dominique de Roux dans la Maison jaune, et enfin, signe de recommencement, le printemps d’Aquitaine du Cavalier bleu. Au-delà des banalités industrieuses, la France mystique nous fait signe, seule réelle. Elle transparaît dans les regards, les clairières, les pierres et les livres. Le moment est venu de nous armer pour la défendre.
A l’idée française correspond donc un style, arme blanche et loyale. Le style n’est pas le « bien écrire » selon les normes scolaires, mais, avant tout, une tension de l’esprit, une révolte contre l’appauvrissement, l’indifférence, la banalité. Amoureux des couleurs et des timbres des mots, et de leurs secrètes correspondances, il nous plaît de faire avancer nos phrases à l’amble ou au galop hors du monde abstrait, pénombreux, du métropolitain de la pensée commune. L’idée française nous semble être la seule en mesure d’en finir avec le nationalisme vulgaire, sans pour autant céder à l’internationalisme, ou à l’universalisme profane et profanateur, – ces impérialismes de moins en moins inavoués. Si j’ignore ce qu’il faut penser des « droits de l’homme » en général, je sais, en revanche, que la revendication de l’idée et du style français ne donne aucun droit, mais seulement un devoir : celui d’être à la hauteur, à ne point tenir pour acquis ce qui doit être conquis. Une vue du monde joyeuse et tragique, formatrice d’un destin où ce n’est plus l’homme qui est au service de l’histoire mais l’histoire au service de l’homme, exige fort bien que l’on ne puisse se prévaloir d’un droit qui n’est que le fait du hasard. Certes, le hasard est beau, – mais il faut encore le fondre dans le creuset des conquêtes et des certitudes, là où se précise l’éclat de la grâce.
Michel Cazenave a dirigé les Cahiers de l’Herne à la fois sur Jung, sur de Gaulle et sur Malraux…
Tant de choses ont si peu d’importance qu’on nous pardonnera, peut-être, de choisir pour ligne de conduite, l’horizon justicier du style, où demeurent la bonté, la beauté et le génie. Le monde bourgeois, idolâtre de la nature et de la production, n’est pas notre monde. Une certaine philosophie allemande est venue à rescousse du positivisme expirant. Monsieur Homais est bourdieusien, quand bien même Tribulat Bonhomet pencherait plutôt vers Derrida. Alors on ne disserte de « stylistique » que pour mieux oublier, dans le tintamarre des jargons, que le style, c’est l’homme, l’âme, la vie. Au tout début de notre siècle, Saint-Pol-Roux laissa tomber une phrase dans le silence glacial de la désapprobation absolue : « Le Style est notre Bonne Nouvelle ». Gardons en mémoire cette annonce pour les temps qui viennent.
Car voici une raison de mélancolie. La France ne se ressemble plus. La France n’est plus miroitante comme les Chimères de Gérard de Nerval. Comment la reconnaître et nous reconnaître en elle, derrière ses lunettes carrées de technocrate ? Il ne saurait être question de nous adapter. Laissons cela aux singes parvenus de l’idéologie darwinienne. « Libres, mais pour quoi faire ? », demandait Nietzsche. Faut-il vraiment se contenter de l’amusante liberté des mœurs (au demeurant en voie de disparition) ou consentir à n’avoir d’autre horizon que l’assez répugnante liberté économique ? Élégant et chimérique, un grand dessein nous anime, le rêve d’une idée surnaturelle de la France… Or, ce royaume impondérable, l’exquise complexité des passions et des intelligences sont menacées par les planificateurs. Dans l’abandon universel, l’exil de l’exil où nous survivons, la littérature française est l’ultime citadelle philosophale. En elle le plus lointain irise le plus proche, – et ce que nous aimons en ce monde est sauvé : une faveur secrète, un privilège, une estime.
Luc-Olivier d’Algange.