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Reconquista Sous le signe des cinq flèches

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On a beaucoup parlé, cette année, de Christophe Colomb. En oubliant que 1992 est, aussi, le cinq centième anniversaire d'un événement capital dans l'histoire de l'Europe : l'expulsion de l'Islam hors de la terre d'Espagne. Protecteurs de Christophe Colomb, Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon, les « Rois Catholiques », ont mis fin à huit siècles de Reconquista en s'emparant de Grenade.

Cette libération du dernier territoire espagnol tenu par les musulmans a eu, pour les contemporains, une signification beaucoup plus grande que la découverte - la redécouverte, plutôt de ce que l'on n'appelait encore pas l’Amérique. Elle marque l’affirmation de la Castille, dont la montée en puissance s'est faite, au fil des siècles médiévaux, par la lutte contre les Maures.

Guerriers et paysans

Les musulmans, dont beaucoup étaient des Berbères, se sont installés en 771 dans la plus grande partie de la péninsule ibérique, sur les ruines du royaume wisigothique. Mais ils ont vu se dresser très vite, face à eux, les principautés qui, dans le Nord, organisaient la résistance chrétienne. Progressivement, à partir de leurs réduits septentrionaux, les chrétiens ont édifié les royaumes de Léon, de Navarre et d'Aragon. Puis la Castille, appuyée sur ces forteresses (castillos) dont elle tire son nom, est devenue le fer de lance de la Reconquête. On y conduit, de pair, repeuplement et colonisation des terres récupérées sur l'Islam. Ici, la vie est rude. Il faut toujours garder l'arme à portée de main.

La charrue et l'épée sont inséparables et les colons perpétuent la vieille tradition européenne du guerrier paysan. À ces colons, on leur offre des avantages et des garanties (fueros) l'homme qui accepte de vivre dangereusement, en s'installant en Castille, sera libre et recevra de la terre - à condition de la mettre en valeur et de la défendre contre le Maure. Dans une Europe où le servage est très répandu, la Castille est la patrie de paysans libres et propriétaires. « Au milieu du XIVe siècle, note Joseph Pérez, il y avait encore en Castille six cent cinquante neuf behetrias, c'est-à-dire six cent cinquante-neuf villages qui avaient le droit de choisir leur seigneur et d'en changer si le premier ne leur convenait pas. Dans les villes : c'est la même chose les habitants s'administrent librement ; les décisions concernant les divers aspects de la vie municipale sont prises en commun au cours d'assemblées générales qui réunissent l'ensemble de la population (concejos abiertos). C'est là qu'on désigne les nouveaux magistrats de la cité, qu'on demande des comptes aux anciens, qu'on discute de l'opportunité de paver une rue, construire un pont, créer un marché, et que l'on vote les impôts nécessaires à ces réalisations. » Les seigneurs partagent la rude existence des paysans combattants de la base et une fraternité d'armes, une solidarité nouée sur les champs de bataille unissent ces hommes pour qui gagner sa vie a un sens fort - puisqu'il s'agit de lutter pour survivre. Et l'avenir appartient aux audacieux : quand on est simple soldat donc fantassin - prendre un cheval à l'ennemi vous permet, au soir de la bataille, d'être intégré dans la chevalerie. On est donc en présence d'une élite au vrai sens du terme, c'est-à-dire qui est ouverte et se renouvelle grâce à cette institution typiquement castillane qu'est la chevalerie populaire (caballeros villanos), qui reste ainsi fidèle aux origines de la chevalerie européenne. Il faut voir là un des fondements de la solidité castillane : c'est de la communauté populaire que sort l'aristocratie des hidalgos. De plus, grâce à la Reconquête, le pouvoir royal dispose de terres à distribuer. Il est donc beaucoup moins dépendant de la haute noblesse que dans d'autres pays d'Europe. Dans la Manche et en Estrémadure, les moins guerriers des ordres militaires (Saint-Jacques, Calatreva, Alcantara) sont à la tête de vastes domaines, taillés dans cette prise de guerre qu'est la terre libérée de l'Islam.

Au plan économique, la Reconquête a favorisé l'essor de la transhumance : l'élevage d'immenses troupeaux de moutons est organisé dans le cadre de la Mesta, vaste association d'éleveurs dont les membres (qui s'appellent « frères » entre eux) alimentent une active exportation de la laine, d'excellente qualité.

Au XVe siècle, la péninsule ibérique est divisée politiquement, en cinq États : la Couronne de Castille (355 000 km2 et 4 200 000 habitants), la Couronne d'Aragon (110 000 km2 et 850 000 habitants), le Portugal (88 000 km2 et 1 000 000 d'habitants), la Navarre (11 700 km2 et Ï20 000 habitants) et Grenade, dernier bastion musulman (30 000 km2 et 300 000 habitants). Au vu des chiffres, on comprend que l'union de la Castille (60 % de la superficie et 65 % de la population de la péninsule) et de l'Aragon apparaisse comme le meilleur gage d'une marche vers l'unité de l'Espagne.

Une telle perspective s'offre en 1469 avec le mariage de Ferdinand, héritier de l'Aragon, et d'Isabelle, demi-sœur du roi régnant en Castille, Henri IV. Les jeunes époux princiers ont 17 et 18 ans. Ils unissent leurs symboles respectifs - le joug et le nœud gordien pour Ferdinand, le faisceau de flèches pour Isabelle. Un emblème que porteront avec fierté, au XXe siècle, les militants phalangistes de José Antonio Primo de Rivera.

À la mort d'Henri IV, en décembre 1474, Isabelle se fait proclamer très vite reine de Castille, en plaçant tout le monde devant le fait accompli. Y compris son époux Ferdinand parti en Aragon prêter main-forte à son père contre des fauteurs de troubles et qui se retrouve dans la position de prince consort. Ce qui ne le satisfait pas. En fait, Isabelle va, à l'issue d'un accord (« concorde de Ségovie ») l'associer au pouvoir. Une formule durable est ainsi trouvée, qui fera le succès du règne des rois catholiques : Isabelle et Ferdinand sont deux souverains, l'une de Castille et l'autre d'Aragon, mais qui agissent en étroite union, de telle sorte que leur couple paraît incarner une seule volonté politique.

Il fallait bien cela pour venir à bout d'une véritable guerre civile, déclenchée en Castille par une partie de la haute noblesse qui prétend, au nom de la défense des droits à la couronne de Jeanne, nièce d'Isabelle, s'opposer à celle-ci. Avec l'appui du Portugal. Après quatre ans de lutte, cette noblesse est matée. Les souverains, tout en lui confirmant son assise et ses influences économiques et sociales, lui ôtent son pouvoir politique. Cette mesure s'inscrit dans le programme d'Isabelle et Ferdinand construire un État fort, dirigé effectivement par l'autorité royale.

Pour ce faire, les rois catholiques s'appuient systématiquement sur des couches sociales nouvelles, fournies par une petite noblesse et des classes moyennes qui misent sur une formation universitaire donnant compétence juridique et administrative. Ces letrados font penser aux « légistes » sur lesquels s'était appuyé en France, un siècle et demi plus tôt, un Philippe le Bel. Autre outil au service des rois la Santa Hermandad, gendarmerie rurale chargée de lutter contre l'insécurité des campagnes et qui va mettre, en fait, une armée permanente à la disposition du pouvoir central pour que soit respecté l'État sur tout le territoire.

De telles mesures coûtent cher. La Hermandad, d'utilité publique évidente, permet aux rois catholiques de faire accepter le principe d'impôts directs, levés en se passant de l'autorisation des Cortès, traditionnellement obligatoire pour toute levée d'argent. On retrouve ici un mécanisme comparable à celui que connaît, à la même époque, la France de Charles VII et de Louis XI impôt permanent et armée permanente vont de pair et constituent les deux fondements d'un pouvoir royal fort.

L’unité spirituelle

Même le clergé, pourtant très attaché à ses revenus, accepte de verser d'importants subsides à la monarchie lorsque celle-ci s'engage dans la guerre de Grenade. Quel clerc, en effet, pourrait décemment refuser d'apporter sa pierre à l'œuvre sainte qu'est l'achèvement de la Reconquête ? D'autant que cette guerre est longue - dix ans - et âpre. « Nous avons donné l'ordre, dit un texte de 1484, de détruire tous les blés fauchés et de brûler ceux qui n'étaient pas encore fauchés, y compris les grains que l'on venait de battre sur les aires en outre, on a coupé la plus grande partie des vergers et des vignes de la région et incendié plusieurs localités. » Comme aux temps héroïques de la Reconquête, les rois annoncent que les soldats qui se sont distingués sur le champ de bataille seront anoblis, la valeur militaire méritant honneurs et richesses. Nombreux seront les bénéficiaires. Quand, le 2 janvier 1492, l'étendard portant les armes de Castille est hissé sur l'Alhambra de Grenade, l'armée castillane est devenue la première d'Europe ce qu'elle restera pendant cent cinquante ans, jusqu'à Rocroi.

Unité politique et unité de foi ce programme des rois catholiques implique la conversion, ou l'expulsion, des non-chrétiens. Ce qui explique les mesures prises contre les juifs. L'Espagne médiévale a garanti aux juifs un statut leur assurant tribunaux et écoles spécifiques, synagogues et rabbins, alors même que dans les autres pays les juifs étaient expulsés. Mais un net antisémitisme est répandu dans les milieux populaires espagnols : « Protégés par les Grands, remarque Joseph Pérez, les juifs sont détestés par le peuple qui voit en eux avant tout les collecteurs d'impôts, instruments et bénéficiaires de l'oppression fiscale, des accapareurs qui font monter les prix en période de disette, des usuriers enfin qui exploitent durement les pauvres gens, le tout aggravé par le sentiment de supériorité que l'oligarchie juive manifestait en toute circonstance et qu'elle tirait de sa fortune, de ses succès et de son influence auprès des rois et des nobles. »

Certes, beaucoup de juifs se convertissaient (le grand-père de Thérèse d'Avila était l'un de ces conversos). Ce qui leur permettait d'accéder à de hautes fonctions : un ancien rabbin pouvait devenir évêque catholique de Burgos. Le propre confesseur de la reine Isabelle, Talavera, était un converso... Mais l'opinion populaire suspectait les conversos d'être restés secrètement fidèles au judaïsme. Ce double jeu a été attesté pour certains comme le père Zapata, prieur d'ur couvent près de Tolède. D'où la mise en place, en 1480, de l'Inquisition chargée de dépister les faux convertis à l'instigation des rois. Mais cela parait insuffisant pour assurer l'unité spirituelle en Espagne : le 31 mars 1492 soit trois mois après la prise de Grenade, les rois catholiques signent le décret d'expulsion des juifs.

Des esprits chagrins ont ravivé le souvenir de ce décret lorsqu'il a été question, récemment, d'envisager la canonisation d'Isabelle la Catholique.

Pierre Vial Le Choc du Mois Septembre 1992 N°56

Joseph Pérez, Isabelle et Ferdinand rois catholiques d'Espagne, Fayard, 486 p.

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