Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Carl Schmitt : après le purgatoire, l'Enfer

À droite comme à gauche Carl Schmitt est de plus en plus lu Pourtant dans son dernier ouvrage, Yves-Charles Zarka va jusqu’à nier la pertinence de son oeuvre.

La ténacité d'une haine individuelle est toujours étrange lorsqu'elle s'exerce par-delà la tombe. Mais elle n'est jamais fortuite contrairement à ce que prétend un discours officiel et convenu fort répandu dans nos post-démocraties occidentales, la haine est toujours rationnelle et ne se déchaîne pas sans but. Toute logique sacrificielle s'inscrit dans un ordre politique englobant dont elle assure à la fois la pérennité et la cohésion idéologique. Le rôle de l'intelligence est précisément de savoir déterminer lequel.

C'est ce que nous confirme à l'envi le nouvel opuscule édité par le célèbre et influent professeur de philosophie politique Yves-Charles Zarka et consacré - une fois de plus - à la « nazification », autrement dit l'anéantissement symbolique, du grand juriste et philosophe du droit Carl Schmitt, décédé en 1985, à l'âge de 97 ans.

Car cela fait bien dix ans, maintenant, que Zarka, ancien disciple normalien et marxiste de Louis Althusser ainsi que bouillant intellectuel sioniste de gauche (c'est-à-dire athée), poursuit, à travers une série impressionnante de livres, d'articles et de colloques en tous genres, cette entreprise de mise à mort rituelle du cadavre de Schmitt. Comme si le fantôme du constitutionnaliste allemand menaçait, tel le Nosferatu de Murnau, de sortir de terre, dans cette longue nuit de l'après-globalisation qui commence depuis peu, afin de vampiriser le sang et les ressources intellectuelles des condisciples socialistes de Zarka. Y aurait-il donc péril en la demeure ? À en juger par la constance dans la vindicte de notre homme, il faut le croire.

L'objet à l'origine du courroux de ce Fouquier Tinville sorbonnard, c'est le livre que Schmitt a composé en 1938 sur Hobbes - philosophe auquel Zarka a consacré lui aussi deux ouvrages qu'il semble croire définitifs -, Le Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes. Zarka accuse Schmitt de s'y être livré à une triple trahison de la pensée hobbesienne théologico-politique (en occultant, par antisémitisme, la source d'inspiration mosaïque de la philosophie politique de Hobbes), juridico-politique (en assimilant la théorie hobbesienne de la souveraineté à une justification « fasciste » de la dictature) et enfin éthico-politique (en déniant le soubassement individualiste de la morale de Hobbes qui en fait, selon Zarka, un des premiers penseurs des Droits de l'Homme déduits de la théorie protestante de la Loi naturelle).

Pour comprendre de quoi il est vraiment question dans cette charge crypto-stalinienne, il convient de distinguer ce qui a trait à la pensée de Hobbes et à celle de Schmitt.

Que celui-ci, en effet, ait cherché à tirer à soi, de façon assez classique, la philosophie politique de Hobbes, cela n'est que trop clair et, du reste, Schmitt lui-même s'en est à peine dissimulé par la suite. Penseur ultra-conservateur de tradition catholique, Schmitt, dont la doctrine de la « théologie politique » (selon laquelle toute forme de souveraineté étatique ne serait rien d'autre que la métamorphose sécularisée d'un concept latin d'origine théologique) doit plus à Louis de Bonald ou à Donoso-Cortes qu'à un quelconque philosophe protestant de l'âge classique, était en effet très loin d'être un continuateur moderne de Hobbes. Sur ce point précis de critique historique, Zarka a raison, mais comme a raison en théorie tout penseur qui entreprend un jour de redécouvrir l’eau chaude.

Là où notre bolchevique de salon bascule une fois de plus dans la diffamation pure et simple, c'est lorsqu'il voit à l'origine de cette annexion du corpus hobbesien une volonté de manipulation théorique motivée par l'adhésion de l'ex-juriste de Weimar au racialisme nazi des SS. Car quiconque connaît, même de loin, la nature des démêlés réels qui opposèrent Schmitt, ancien membre anti-nazi du Zentrum catholique dans les années 1920, à l'Ordre noir de Himmler ainsi qu'au régime hidérien lui-même (qui, à partir de 1936, déchut l'auteur du Nomos de la Terre de toute fonction officielle avant de le soumettre à la surveillance étroite de la Gestapo sait par conséquent, que si manipulation de la pensée de Hobbes il y eut de la part de Schmitt, c'était précisément pour contrer les nazis, et non pas pour leur complaire.

Ce que Schmitt en 1938 veut célébrer dans le Léviathan, comme du reste dans la République de Jean Bodin, c'est une définition de l'État qui rend l'autorité de celui-ci indépendante aussi bien de la société civile (contre la vision de la démocratie libérale) que du peuple ou de la race (contre, précisément, la vision du Parti nazi). Parce que l'interprétation que Schmitt donne de l'État souverain est à la fois théologique et romaine, elle ne peut se confondre avec la doctrine racialo-darwinienne de Hitler non plus qu'avec toute conception authentiquement totalitaire de l'État -ainsi que Julien Freund, grand lecteur de Schmitt, l'avait parfaitement perçu.

Zarka, en réalité, serait-il surtout effrayé par ce que les écrits de Schmitt contiennent d'explosif vis-à-vis de ses propres idées à la fois laïcistes, post-marxistes et sionistes ?
À chacun de ses lecteurs de se faire juge.

Pierre-Paul Bartoli Le Choc du Mois janvier 2010

Yves-Charles Zarka (dir.), Carl Schmitt ou le mythe du politique, PUF, 198 pages, 16 €.

Les commentaires sont fermés.