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Débat entre Alain de Benoist, Frédéric Rouvillois et Eric Zemmour

Quand on parle de la droite, tout le monde sait de quoi il retourne. Et pourtant, personne n'est capable d'en donner une définition rigoureuse. Où la situer ? Qui retenir ? Sur quels critères ? Le style de préférence aux idées ? Les idées de préférence aux nuées ? Ou encore l'autorité plutôt que la liberté et la liberté plutôt que l'égalité ? Tout cela, et d'autres choses encore, tant la droite est hétéroclite et finalement dissemblable. Pour y voir un peu plus clair, nous avons fait se confronter trois spécialistes de la droite.

Le Choc du mois : Comment définiriez-vous la droite ? Est-il possible de dire : ici finit la gauche, ici commence la gauche ?

Alain de Benoist : On ne pourrait le dire que si le clivage droite-gauche constituait une sorte de bande continue sur laquelle il n'y aurait qu'à déplacer le curseur pour savoir où l'on se trouve. Ce n'est pas le cas. « La droite » et « la gauche » n'existent tout simplement pas en tant qu'essences intemporelles. Tout ce que l'historien peut saisir, ce sont des configurations « de droite » ou « de gauche », qui varient considérablement selon les époques et les pays. En outre, ces deux mots n'ont de sens qu'au pluriel, il y a toujours eu des droites (ou des gauches) très différentes les unes des autres, certaines d'entre elles ayant plus d'affinités avec certaines gauches (ou certaines droites) qu'avec les autres droites (ou les autres gauches). Notons encore que les idées voyagent souvent, de droite à gauche et vice-versa selon les époques, l'écologisme ou le régionalisme ont pu apparaître comme « de droite » ou « de gauche ». À la fin du XIXe siècle, être pour la République désignait clairement l'homme de gauche. Ce n'est évidemment plus le cas aujourd'hui. D'autres thématiques sont inclassables le sens de la gratuité est-il de gauche ou de droite? Et la philosophie tragique ? C'est la raison pour laquelle les politologues n'ont jamais pu donner de la droite ou de la gauche une définition unitaire qui fasse l'unanimité. Toutes les définitions qu'on a proposées de la « vraie droite » ou de la « vraie gauche » n'ont jamais reflété que des opinions subjectives ou des préférences personnelles.

Eric Zemmour : Des thèmes comme ceux de l'ordre ou de la nation étant passés de droite à gauche, et vice versa, il est en effet difficile de les retenir comme des critères pertinents permettant de définir l'homme de droite. Ce que je retiendrai donc; c'est d'une part un tempérament pessimiste (là où l'homme de gauche pense que demain sera meilleur), et d’autre part la valeur accordée à la tradition La tabula rasa n'est pas concevable pour une mentalité de droite. Cela étant posé, la droite est morte en 1945. C'est du moins ce que je me suis efforcé d'expliquer dans Mélancolie française. La gauche lui ayant fait porter le péché de la Collaboration, alors que c'est elle qui lui a fourni la majorité de ses cadres. Le sort de la droite s'est scellé autour de cette contradiction. La faute en incombe principalement à un homme, Charles Maurras, dont de Gaulle disait qu'il est devenu fou à force d'avoir toujours raison. À partir de là, la droite a voulu se faire progressiste et moderne, ou y a été contrainte. Voyez ce même de Gaulle, obligé de céder devant les syndicats marxisants de l'Education nationale, même si la problématique de de Gaulle n'est pas tant la droite que la France, une France qui n'est plus ce qu'elle devrait être depuis Waterloo.

Frédéric Rouvillois : Si l'on veut répondre à la question de la définition de la droite par autre chose qu'un non possumus résigné qui mettrait fin au débat - bref, si l'on veut pouvoir définir là droite -, il faut distinguer les deux objets désignés sous ce terme de « droite ».

D'une part, la droite au sens partisan ou parlementaire, simple label recouvrant des réalités changeantes et incertaines, puisqu'elle désigne une certaine situation sur un échiquier politique instable par exemple, ceux qui sont « de droite » en 1794 étaient d'extrême gauche en 1789, de gauche en 1791 et du centre de 1792, avant de repasser à gauche après la chute de Robespierre. De même, la « droite » de 1795 est au centre-gauche en 1814 et d'extrême droite en 1880. Lorsqu'on les envisage sous cet angle, les termes de droite et de gauche n'ont donc qu'une valeur et une consistance très limitées.

Mais à côté de ce sens « parlementaire », qui ne dit pas grand-chose, on peut discerner un sens théorique de façon conventionnelle, droite et gauche recouvrent, du point de vue de la « géographie des idées », la totalité des possibles - de même que les points cardinaux sur une carte, où chaque lieu peut être situé par rapport au nord et au sud, à l'est et à l'ouest. Et comme sur la carte, on peut distinguer deux pôles - figurés par les systèmes qui assument le plus complètement et de la façon la plus cohérente les thèses caractéristiques de la gauche et de la droite. Des thèses impliquant une certaine vision de l'homme, de la société, de l'histoire, du rapport à la nature, ou encore, des solutions institutionnelles les plus appropriées à sa condition.

À cet égard, il me semble que la droite se caractérise en effet par une vision relativement pessimiste de l'homme, qui doit se résigner à l'imperfection et renoncer définitivement à se prendre pour Dieu. un homme qui, par conséquent, doit refuser les rêves mortels de l'utopie et du progrès indéfini, de l'égalité totale et du bonheur universel - lesquels, allant à l’encontre de sa nature, ne peuvent que le conduire aux plus amères catastrophes. À son pôle, la droite est anti-moderne, attachée aux idées de tradition, d'ordre, de libertés plurielles et de civilisation - et favorable à la forme monarchique du pouvoir, antithèse radicale de l'autogestion qui figure, à gauche, le pôle inverse.

À partir de là, on peut répondre à votre seconde question si l'on peut dire des deux pôles (que représentent, à mon avis, la pensée maurrassienne d'un côté, la pensée marxiste de l'autre) qu'ils sont « purement » de droite ou de gauche, on doit constater qu'il existe sur la carte des idées une large zone intermédiaire, où les thèses de droite et de gauche se combinent, s'émulsionnent, se mélangent de façon plus ou moins logique. En somme, s'il y a bien des frontières, il existe surtout un no man’s land, une zone grise, comme l'on disait autrefois, même si les systèmes que l'on y rencontre n'hésitent pas à se réclamer, tantôt de la droite, tantôt de la gauche.

La distinction canonique posée par René Rémond (droites légitimiste, plébiscitaire et libérale) vous semble-t-elle rendre compte de la totalité du phénomène de droite ? A-t-elle encore aujourd'hui un sens ?

F. R. : Si tant est qu'elle ait jamais eu un sens (ce dont un historien des idées a de bonnes raisons de douter), la distinction de Rémond me paraît moins opératoire que jamais mais ce n'est pas un scoop, c'est le moins qu'on puisse dire.

E. Z. : René Rémond disait qu'en écrivant Les Droites en France, il croyait signer l'acte de décès de la droite, comme si, au fond, il faisait œuvre d'embaumeur. Peut-être est-ce dû au contexte dans lequel il a écrit son étude. On était alors au sortir de la guerre, quand planait sur les droites le péché de Collaboration que je viens d'évoquer. Mais plutôt qu'une division immuable des droites, René Rémond a surtout posé les grands tempéraments de droite. C'est ainsi qu'il faut regarder sa classification. De ce point de vue, elle n'a pas tant vieilli que cela.

L’objectif, c'est de parvenir à réunir ces trois droites. Ce que les grands rassembleurs de la droite française sont parvenus à faire, de Gaulle en tête et, dans une moindre mesure, Pompidou. Le candidat Sarkozy, en allant chercher Henri Guaino pour écrire ses discours, a voulu lui aussi renouer avec cette synthèse des droites. Certes, une fois élu président, il va totalement l'occulter. N'oublions pas néanmoins que s'il a retrouvé des scores de plus de 30 %, c'est très précisément parce qu'il ne s'est pas laissé enfermer dans une famille de droite en particulier, à la façon d'un Giscard.

A. de B.: On a beaucoup critiqué la classification de René Rémond, et souvent à tort, même si elle a incontestablement vieilli. Pour ce qui est des droites légitimiste (ou contre-révolutionnaire) et libérale, elle garde toute sa pertinence. Son point aveugle est la droite « plébiscitaire », qui apparaît comme un fourre-tout. René Rémond désignait sous ce terme une droite ayant accepté la Révolution de 1789, qui donne une grande importance au peuple, mais aussi à la notion d'autorité. Le problème est qu'une pareille définition peut aussi bien s'appliquer au gaullisme qu'au fascisme. Des distinctions plus fines sont donc nécessaires. Je me souviens d'ailleurs qu'interrogé, en 1979, sur le « lieu » où il classait la Nouvelle Droite, Rémond n'avait pas trop su que répondre !

Où classer les différentes déclinaisons du populisme (libéral-populisme, national-populisme, etc.) ?

F.R. : On serait tenté de dire, à gauche. Mais derrière ce que l'on qualifie de populisme, il faudrait sans doute distinguer deux attitudes, l'une de droite, et l'autre, de gauche. De gauche, la vision « républicaine » d'un peuple qui, comme le Duce, a toujours raison et ne se trompe jamais, d'un peuple détenteur par essence de la souveraineté et dont la volonté générale, qui, selon Rousseau, ne saurait errer, se confond avec la justice et la vérité. De droite, en revanche, l'idée que le peuple, souvent déplorable lorsqu'il s'agit de décider, n'en a pas moins en général un certain bon sens, qu'il est parfois salutaire d'opposer à des élucubrations absconses, snobinardes ou suicidaires des élites autoproclamées. Le « populisme », comme l'appel au peuple ou le recours au référendum, peut donc cacher l'une ou l'autre de ces conceptions antithétiques. Bref, relever de la droite ou de la gauche.

E. Z. : Le populisme a été réinventé par une gauche amnésique - à qui il était pourtant arrivé avant-guerre d'être populiste - afin de stigmatiser tous ceux qui s'opposent au nouvel ordre mondial. La dénonciation du populisme ne sert donc qu'à révoquer la volonté et les choix du peuple.

A. de B.: On commet une erreur en considérant le populisme comme une option idéologique. Le populisme est en réalité un style, et ce style peut se combiner avec n'importe quelle idéologie Hugo Châvez et Kadhafi ne sont pas moins « populistes » que Jean-Marie Le Pen, Nicolas Sarkozy ou Silvio Berlusconi. La montée du populisme va de façon caractéristique de pair avec le discrédit de la classe politique classique. Mais il faudrait encore distinguer le populisme qui s'adresse au peuple, mais continue à parler en son nom, et celui qui s'emploie à créer les conditions dans lesquelles le peuple peut s'exprimer lui-même. Le premier, le plus courant, est celui qui tombe le plus fréquemment dans la démagogie.

Y aurait-il une définition « idéale » de l'homme de droite (valeurs, représentation du monde, culture) ? Et inversement de l'homme de gauche ?

A. de B. : Si l'on admet qu'originellement la droite représente la famille politique qui tente, après la Révolution, de maintenir vivantes certaines valeurs d'Ancien Régime, on pourrait sans doute parler d'un tempérament de droite façonné par les circonstances sociales-historiques des deux derniers siècles. Dans cette perspective, on pourrait dire que l'homme de droite attache plus d'importance à l'éthique et au style, tandis que l'homme de gauche attache plus d'importance à la morale. Mais dès que l'on a dit cela, mille exceptions viennent à l'esprit. En fait, je ne crois pas plus aux définitions « idéales » qu'à la « politique idéale ». Ceux qui rêvent de « politique idéale » montrent par là qu'ils n'ont pas compris ce qu'est la politique.

F. R.: Pas de politique idéale certes, mais l'on peut parler d'homme de droite idéal, lequel serait celui qui admet l'ensemble des idées de droite et qui, en outre, serait prêt à combattre pour elles, fût-ce au détriment de son confort. Derrière l'idéal, on peut songer à son incarnation, et à cet égard, Jacques Perret ou G.K. Chesterton tiennent la corde. L'un et l'autre y ont d'ailleurs un titre supplémentaire l'humour, qui me paraît caractériser l'homme de droite, suffisamment pessimiste et distancié pour rire d'à peu près tout, alors que l'homme de gauche, homme à principes, ne rit d'à peu près rien, constatant amèrement et en permanence que la réalité n'est pas telle qu'elle devrait être. En raccourci l'homme de gauche est un « mouton enragé » (c'est le surnom que l'on donnait à Condorcet) qui se désespère de ne pas voir arriver le grand soir, et qui est prêt à tout pour accélérer sa venue, alors que l'homme de droite est un loup civilisé, qui sait néanmoins que l'état de barbarie est tout proche, et qu'il faut sans cesse se prémunir contre une rechute. Si, comme Goethe, il préfère une injustice à un désordre, c'est parce qu'il comprend que l'ordre seul permet d'éviter l'Injustice généralisée, la rechute dans la « décivilisation ».

La droite éprouve les plus grandes difficultés à s'assumer en tant que telle. À quoi cela tient-il ?

A.de B.: Il y a trente ans, la grande caractéristique de la droite était de ne pas s'avouer comme telle. Elle n'était, à l'entendre, qu'une anti-gauche. La situation a un peu évolué, mais pas tellement. La raison principale est que, dans l'idéologie dominante, la pensée « de droite » reste associée à toutes sortes de choses honnies et détestables - en tout cas, à ce que l'esprit du temps rejette le plus fortement. Menacée d'ostracisme, la droite est en permanence tenue de se justifier. Elle ressent un complexe de culpabilité, même quand elle n'est en rien coupable. À cela s'ajoute le fait qu'elle est rarement consciente de la conception du monde qu'elle pourrait ou devrait défendre. Parler à tout bout de champ de la nécessité de « défendre nos valeurs » épargne d'avoir à les définir.

E. Z.: On croit généralement que la droite s'assume mieux aujourd'hui. Or, elle s'assume au nom d'un reniement, qui consiste à dire c'est nous, les Modernes. C'est le grand renversement inventé par les néo-conservateurs américains, repris d'abord en France par Balladur, puis par Sarkozy. Dorénavant, la droite incarnerait donc la modernité et la gauche, le conservatisme. Moralité la droite s'assume en se reniant superbement.

Comme l'a fait remarquer Jean-Claude Michéa, la droite vénère un marché qui détruit pourtant les valeurs auxquelles elle tient le plus (l'ordre, la famille, le travail, la patrie). Pareillement de la gauche qui célèbre les soi-disant libertés sociétales; lesquelles n'ont pourtant été rendues possibles que par un marché qu'elle abhorre ou affecte d'abhorrer.

Où situez-vous le libéralisme ? Né dans le sillage des Lumières, dans ce qu'on appellerait aujourd'hui une gauche éclairée, il semble aujourd'hui avoir basculé à droite. Comment interprétez-vous ce glissement ?

A. de B. : Le libéralisme est une idéologie de gauche qui, sur le plan historique, a été déportée vers le centre, puis vers la droite, par l'apparition successive du radicalisme, du socialisme et du communisme. Au XIXe siècle, la droite catholique reprochait surtout au libéralisme d'être porteur d'un relativisme moral. Analyser les fondements individualistes, économistes et utilitaristes du libéralisme était apparemment au-dessus de ses forces. Son embourgeoisement, ses compromissions permanentes avec le monde de l'argent, ont favorisé la naissance de l'orléanisme. Ralliée au capitalisme par anticommunisme primaire, soucieuse avant tout de défendre un ordre social qui n'était qu'un désordre établi, une certaine droite n'a progressivement plus rien à trouver à objecter à ce qu'on appelle aujourd'hui la société de marché. C'est l'un des facteurs essentiels de son déclin.

F. R. : Il faut s'entendre sur les mots. Car s'il y a bien un libéralisme de gauche, individualiste, égalitaire et progressiste, il y a aussi un libéralisme de droite, celui de Montaigne, de Montesquieu ou de Guizot, mais aussi de Jacques Bainville et de Daniel Halévy. Dans ce dernier, on retrouve les grands thèmes caractéristiques de la pensée de droite, combinés à une forte valorisation de la notion de libertés, au pluriel. Il s'agit d'un libéralisme aristocratique, alors que la version de gauche est un libéralisme démocratique - lequel a d'ailleurs toujours eu beaucoup de mal à réconcilier les valeurs antinomiques d'égalité et de liberté.

Comment expliquez-vous qu'il n'y ait pas en France une école de pensée conservatrice (alors qu'on trouve des courants conservateurs très structurés en Angleterre, Allemagne, Amérique) ?

A. de B. : Ce n'est pas tout à fait exact. Il y a toujours eu des conservateurs en France (et aussi ce qu'on appelle en Allemagne des « nationaux-conservateurs »), mais il se trouve que le mot a mauvaise presse chez nous. Il commence mal, a-t-on pu dire ! En tant qu'idéologie structurée, le conservatisme est un phénomène propre aux pays germaniques et anglo-saxons, tandis que la plupart des pays latins l'ignorent. C'est aussi la raison pour laquelle les Français se sont généralement peu intéressés aux grands théoriciens du conservatisme, de Burke à Helmut Schelsky, Hans Freyer, Arnold Gehlen et tant d'autres. Mais les mots ne sont pas les choses. Alexis de Tocqueville a quand même eu une postérité !

F. R. : Par le fait que le conservatisme, qui comme son nom l'indique a pour objet de conserver ce qui existe, ne peut avoir le même sens dans un pays où les institutions, les règles, les valeurs dominantes sont à peu près stables depuis des siècles, comme en Grande-Bretagne, et un pays comme la France, soumis à des révolutions qui se sont succédé à un rythme effréné au moment précis où se constituaient, outre-Manche, outre-Atlantique, outre-Rhin, un mouvement conservateur et une pensée conservatrice. En France, le conservatisme véritable sera donc contre-révolutionnaire, et ses partisans n'utiliseront le terme « conservateur » que de façon limitée. Quant à ceux qui, en France, se réclament expressément du conservatisme, ce sont pour l'essentiel des résignés, qui n'ont pour ambition que de ralentir un mouvement historique qu'ils réprouvent, mais qu'ils jugent inéluctable bref, c'est une arrière-garde de vaincus.

Qu'est-ce que la droite française (ou les droites) a en propre et qui la distingue de ses voisines européennes ?

E. Z.: La droite française est plus à gauche que ses cousines européennes. Disons que c'est une gauche qui a basculé à droite.

F. R. : J'ajouterai qu'elle a à supporter le poids terrible de la Révolution française et de sa mythologie.

A. de B. : La France a été la terre d'élection du modèle de l’État-nation moderne, tandis que l'Allemagne et l'Italie ont été des terres d'Empire. C'est ce qui explique que la plupart des droites françaises aient partagé (et continuent à partager) le jacobinisme dont toute notre classe politique a été imprégnée. Et aussi, sans doute, que sa composante bourgeoise ait été plus accentuée.

Les notions de droite et de gauche remontent à la Révolution, mais elles ne sont vraiment imposées qu'au début du XXe siècle. Vont-elles perdurer ?

F. R.: Ce qui remonte à la Révolution, c'est l'habitude de désigner sous ces termes conventionnels, des réalités idéologiques opposées mais qui, bien entendu, n'ont pas attendu 1789 pour exister. Même si on ne les appelait pas ainsi, il y a toujours eu une droite et une gauche, de même qu'il y a toujours eu un nord et un sud, y compris lorsque personne ne le savait. Par conséquent, on n'a pas à de se demander si cette distinction va perdurer, elle existera toujours, même si elle change de nom.

A. de B. : Au XIXe siècle, presque personne ne parle de droite ou de gauche, à commencer par les plus grands représentants du socialisme français, à qui il ne serait jamais venu à l'idée de se dire « de gauche ». Quant à l'avenir, on ne peut exclure que ce couple de notions puisse perdurer, mais son contenu n'aura vraisemblablement plus rien à voir avec ce qu'il fut dans le passé. Tous les grands événements actuels créent des clivages qui traversent toutes les familles politiques sans recouper le vieux clivage droite-gauche. Dans le domaine des idées, les choses sont encore plus nettes : il y a longtemps que ce clivage n'est plus opératoire.

E. Z. : Je suis quant à moi un poly-traumatisé du dépassement du clivage droite-gauche. J'étais convaincu que le référendum sur le traité de Maastricht allait déboucher sur une nouvelle division du monde - les défenseurs de la patrie d'un côté contre les élites mondialisées de l'autre - et je croyais que Philippe Séguin serait le grand homme de cet accouchement. Vous voyez que je me suis trompé. Pour autant, je crois que le clivage droite-gauche a fait son temps. Raison pour laquelle je m'accroche aux tempéraments - dont le couple optimisme-pessimisme, la seule chose qui a survécu dans la tempête de la mondialisation. Ce sont les optimistes des deux camps qui gouvernent aujourd'hui, les pessimistes ne parvenant pas à se fédérer. La mondialisation condamne par avance tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, à mener les mêmes politiques. On ne retrouvera de nouvelles lignes de partage que lorsqu'elle aura touché à sa fin. Pour cela, il faut attendre que la crise produise tous ses effets dévastateurs.

Si le clivage droite-gauche vous semble dépassé, comment expliquez-vous sa permanence dans l'opinion ? Après l'élection de Nicolas Sarkozy sur des thèmes d'une droite enfin assumée, peut-on dire qu'il existe un peuple de droite ?

A. de B.: La permanence dont vous parlez est toute relative. Le caractère volatil des suffrages confirme ce que démontrent tous les sondages, à savoir que les gens voient de moins en moins ce qui distingue la droite et la gauche. Dès février 2002, selon un sondage Sofres, six Français sur dix estimaient ce clivage dépassé. Sarkozy a été élu en 2007 parce qu'il a réussi à séduire à la fois la grande bourgeoisie libérale et la petite et moyenne bourgeoisie sécuritaire.

Un mélange non durable. Quant au « peuple de droite », expression rhétorique, il n'existe pas plus que le « peuple de gauche ». Il n'y a qu'un peuple tout court.

E. Z. : Sarkozy est assurément l'incarnation du libéralisme mondialisé, mais son libéralisme est cependant contrarié par son éducation de jeune militant au RPR, sous le parrainage de Pasqua, et par ses intérêts électoraux, qui l'ont poussé à aller chercher un homme comme Guaino. C'est un homme ambivalent. Il a ainsi été un ministre des Finances très colbertiste, tout en étant l'ami d'Alain Minc et des élites mondialisées. En un autre temps, il aurait sûrement fait un Napoléon III convaincant, mais l'époque et la place de la France dans le monde lui interdisent d'endosser ce type d'habits.

F. R. : Je ne suis pas tant convaincu que ce clivage soit dépassé. Je crois par ailleurs qu'il y a un peuple de droite comme il y a un peuple de gauche - même s'ils ne correspondent peut-être pas à l'image qu'en donnent les médias.

Dans quel état intellectuel jugez-vous la droite aujourd'hui ? Comment expliquez-vous qu'il n'y ait plus guère d'intellectuels de droite ?

A. de B. : En état de coma dépassé ou d'encéphalogramme plat. Les derniers grands philosophes, sociologues, chercheurs, spécialistes des sciences sociales, etc. de droite ont en effet presque tous disparu sans avoir été remplacés. La droite est brouillée avec les intellectuels depuis l'affaire Dreyfus. Comme les libéraux, mais aussi les activistes, elle a tendance à les regarder comme des penseurs en chaise longue. Comme de surcroît les intellectuels n'occupent plus la place qui était la leur autrefois (la médiatisation a pris le relais de la médiation, la célébrité celui de l'autorité), elle croit pouvoir se passer d'une vraie structure de pensée. Sans s'en rendre compte, elle rejoint par là l'un des traits les plus consternants de la post-modernité actuelle, qui récuse les maîtres à penser ou les références de surplomb par goût de l'immédiateté sur fond d'individualisme narcissique et de montée des valeurs du privé (affects et émotions). Pour décrire la société actuelle, Marcel Gauchet parlait récemment de « marécage aux exhalaisons peu propices à la vie de l'esprit ». Je partage cette opinion.

E. Z.: Intellectuellement parlant, la droite politique approche du niveau zéro. Sa seule pensée politique, c'est adaptons-nous au libéralisme mondialisé, qui n'est jamais qu'un avatar de l'internationalisme de gauche et des Lumières. La droite se perd donc complètement là-dedans. Quant à la droite intellectuelle, elle porte comme un fardeau son péché originel -la collaboration -, la gauche écrasant tout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Moyennant quoi, la plupart des figures intellectuelles de droite sont obligées, pour survivre, de se dire de gauche. Voyez un homme comme Alain Finkielkraut, qui continue de s'afficher comme un homme de gauche.

F. R. : La droite au sens parlementaire est sans nul doute dans un état pitoyable; à ce propos, on pourrait évoquer (et déplorer) son incapacité chronique à créer ou à maintenir à niveau des « think tanks » dignes de ce nom - lesquels expliquent en revanche la bonne santé intellectuelle de la droite américaine, allemande ou italienne.

En revanche, il me semble qu'il y a à l'heure actuelle un grand nombre d'individualités brillantes relevant de la droite au sens théorique, le problème venant de la difficulté qu'il y a à les réunir et à les faire travailler ensemble, faute, pour l'instant, de structures adéquates. Mais rien n'est perdu, c'est un homme de droite qui vous le dit !

Propos recueillis par François Bousquet et David Sellos Le Choc du Mois juillet 2010

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