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Pour une philosophie des héros et des saints Dialogue avec Robert Redeker

Robert Redeker est agrégé de philosophie : il participe à la rédaction du magazine Marianne. Livre après livre, il élabore une philosophie de l’esprit, face au matérialisme transhumain qui règne sur la société occidentale. Suite à un article paru en 2006 dans Le Figaro, prolongeant la pensée du pape Benoît XVI sur l'islam, il a été menacé par une fatwa. Il apparaît aujourd'hui comme l'un des héros discrets de la liberté de l'esprit au quotidien.

Dans votre dernier livre, Les sentinelles d'humanité, vous promettez une « philosophie des héros et des saints ». Vous n'avez pas peur d'aller reconnaître des chemins qui ne mènent nulle part ?

Vous savez, en philosophie, chez Heidegger en particulier mais de manière plus universelle encore, même les chemins qui ne mènent nulle part, mènent quelque part ceux qui les défrichent. Les héros et les saints ont une quête, dont ils ne savent pas forcément où elle va, même si elle a peut-être déjà trouvé pour eux. Ils sont à mes yeux des accomplissements de la nature humaine. Ce sont des personnes qui sont allés plus loin que les autres dans la découverte de leur nature. Attention : Thomas d'Aquin explique que la nature est toujours présente avec le risque du péché et l'arrachement à ce risque qui s'appelle la sainteté. Vous savez, c'est une idée importante, surtout aujourd'hui, de dire qu'il y a une nature humaine et qu'elle peut s'épanouir.

Votre quête de l'héroïsme n'a-t-elle pas quelque chose à voir avec Nietzsche ?

Je ne crois pas du tout, justement. S'il y a quelque chose qui ressort chez Nietzsche, c'est la haine de la vie. Son fameux surhomme se construit sur la négation de l'homme, sur la négation de l'humain. C'est vrai que, historiquement, c'est aux chrétiens que Nietzsche a reproché de haïr la vie. Du christianisme, il fait par erreur l'une des formes du platonisme. Il s'est trompé sur l'identité du christianisme, à propos de laquelle il a reproduit les vieux schémas des Lumières, qui sont des caricatures. Il ne faut pas oublier que le christianisme a pour premier but d'annoncer la résurrection du Christ, de proclamer la victoire de la vie sur la mort. La grande valeur des Évangiles, n'en déplaise à Nietzsche, c'est la vie.

Lorsque Nietzsche traite la morale chrétienne de moraline, il a tort selon vous ?

Il n'a pas tort de dénoncer la moraline, mais la moraline, ce sous-produit - ce jus de cadavre - de la morale authentique, - est chez lui avant tout une réalité sociale. C'est un produit du conformisme bourgeois auquel les saints sont réfractaires par nature. Mais l'Église elle-même a toujours eu beaucoup de problèmes pour accepter les saints. Je parle ici de la sainteté au naturel, car il y a un naturel saint de la même manière que Monique Dixsaut envisageait chez Platon, un naturel philosophe. La sainteté n'est pas une conduite issue de l'imitation sociale. C'est en cela que je parle de « naturel saint ». La sainteté ne peut pas être de la moraline, elle vient du fond du cœur.

Ce qui n'est pas du tout nietzschéen, en outre, dans votre démarche, c'est d'avoir traité ensemble des saints et des héros...

Je l'explique dans mon livre, le héros et le saint sont identiques à la culture. Ils la peuplent, ils l'habitent, ils en renforcent la densité. Qu'est-ce que la culture, sinon le pouvoir de juger le présent par le passé. Elle n'est ni une propriété, ni un avoir. Elle n'est pas un capital. Elle n'est pas non plus un être, au nom duquel on pourrait se dire « cultivé », comme on peut être riche ou malade. Ni être ni avoir, la culture se produit comme un pouvoir : le pouvoir déjuger les époques et les œuvres. La culture implique l'autorité judiciaire de la tradition, ce que notre société a perdu comme elle perd les héros et les saints. Elle se surestime en jugeant le passé à partir d'elle. Lorsque nous les prenons au sérieux, ce sont les héros et les saints qui ont un tel pouvoir de jugement. Jeanne d'Arc nous juge du seul fait qu'elle continue d'être.

Quelle différence tout de même faites-vous entre le héros et le saint ?

On peut noter un ensemble de points communs que l'on retrouve chez tous les saints, qui font de la sainteté un type humain tendu vers Dieu et qui se voue à cette tension. Le héros, lui, prouve son héroïsme dans l'instant - voyez le colonel Beltrame, à Trèbes tout près de chez moi. En revanche, le saint entretient un rapport à la durée qui est semé d'embûches. Sa vie véritable est la vie spirituelle… Je ne connais rien de mieux sur la vie spirituelle que les textes de Maine de Biran (1766-1824) sur les trois vies, la vie organique, la vie intellectuelle et la vie spirituelle. Cette distinction entre la vie intellectuelle et la vie spirituelle est capitale. Exemple ? Ce texte dans son Journal, absolument sublime, je cite : « Le christianisme seul révèle à l'homme une troisième vie, supérieure à celle de la sensibilité et à celle de la raison ou de la volonté humaine. Aucun autre système de philosophie ne s'est élevé jusque là. La philosophie stoïque de Marc-Aurèle, tout élevée qu elle est, ne sort pas des limites de la seconde vie et montre seulement, avec exagération, le pouvoir de la volonté, ou encore de cette raison, qui forme à l'âme comme une atmosphère lumineuse, dont la source est hors de l'âme et répandue partout sur les affections et les passions de la vie sensitive. Mais il y a encore quelque chose de plus, c'est l'absorption de la raison et de la volonté dans une force suprême qui constitue sans effort un état de perfection et de bonheur ».

Cette distinction entre les trois dimensions : le corps, l'âme et l'esprit... c'est devenu une constante de votre recherche philosophique.

Depuis quelques années en effet, je commence à me demander si notre histoire intellectuelle n'est pas réductible au passage de la ternarité des dimensions de l'être humain au dualisme corps/âme, dont Descartes s'est fait le champion, avec sa fameuse théorie des deux substances, la substance pensante et la substance étendue. Quant à la théorie aristotélicienne de l'âme forme du corps, elle sauve l'âme de la division. Mais elle ne rend pas compte de tout, elle n'explique pas comment il y a une vie spirituelle, qui n'est ni la vie organique ni la vie intellectuelle. Pendant longtemps, j'étais trop orgueilleux et je ne comprenais pas comment on pouvait attribuer une compréhension de l'existence à des simples d'esprit, à des gens intellectuellement de peu. Ces gens on nous apprend à les mépriser dans les grandes écoles de la République : en philosophie, on prétend qu'ils ne peuvent pas aller plus loin que l'opinion. C'est que l'on refuse a priori de voir en chacun l'être spirituel, qui ne dépend pas de l'intensité de la vie intellectuelle, mais d'une capacité à rentrer en soi et à éprouver la vie, capacité qui correspond à ce que l'on nomme la vie intérieure. Cette capacité s'éprouve de plus en plus rarement. On connaît le mot de Bernanos sur la conspiration contre toute forme de vie intérieure. Il me semble en plus, par les échos de l'Éducation nationale que je continue d'avoir, que les jeunes en France sont particulièrement touchés : quand on met vingt ou vingt-cinq minutes pour obtenir le silence et commencer un cours, il est difficile de prétendre à une vie intérieure. Ce que l'on cherche à désigner est, ce me semble un problème spécifiquement français. Je vais souvent à la messe, il y a peu de monde, c'est un silence qui favorise la prière. Mais lors des grandes fêtes chrétiennes, des enfants viennent à l'église, et on ne peut les tenir dans la concentration.

Vous cherchez une vérité spirituelle, mais cela ne vous empêche pas d'écrire aussi sur le sport...

Oui mais l'on trouve dans le sport le même glissement : le sport de haute compétition révèle aujourd'hui un type humain nouveau, axé sur ses propres performances. J'ai fait beaucoup de vélo, souvent en compagnie de l'abbé Jean Duclos, qui continue aujourd'hui d'exercer son ministère dans la paroisse de Cazères. Il nous arrivait de faire jusqu'à 1 000 kilomètres par semaine. Sans le moindre esprit de compétition. Le sport alors avait une autre allure. Aujourd'hui, à travers cette obsession de la performance, le sportif sert de banc d'essai pour fabriquer l'homme augmenté. Il s'agit de parvenir au transhumain. À ce triomphe technique contre-nature, il faut ajouter une dimension morale, l’hubris des Grecs, la démesure, qui engendre la vanité plus encore que l'orgueil. Il faut dire que ce qu'on recherche, c'est avant tout la réussite financière. Même dans les petites équipes de football locales, on essaie de ressembler à Mbappé, avec un souci constant de gagner de l'argent. J'ai entendu dire que le salaire de Kylian Mbappé est 45 fois plus élevé que le salaire de Platini en son temps. On retrouve l'idée du président Macron : donner à tous les jeunes de France comme idéal, celui de devenir milliardaire. On ferait mieux de donner comme idéal Beltrame ou le Père Hamel, le courage, le sacrifice, l'élévation spirituelle et pas la réussite matérielle à ce point-là, à ce point je dirais d'idolâtrie.

Tout cela se rapporte à la société de consommation ?

Pas toujours, beaucoup de gens critiquent la société de consommation avec ses idoles, mais ils développent quelque chose qui ressemble beaucoup au paganisme, après la disparition sociale du christianisme, c'est la divinisation de la nature, de la terre, des animaux, de Gaïa.

Finalement, on en revient toujours à l'âme...

À l'esprit. Le terme d'âme est ambigu. À partir du romantisme en effet, il cesse de désigner une réalité spirituelle pour devenir un simple mot qui renvoie au moi psychologique. Et, depuis le romantisme, il est passé de l'eau sous le pont : on a fini par rabattre le moi psychologique sur le corps, jusqu'à une identité parfaite entre le moi et le corps : « Mon corps, c'est moi ». C'est ce que j'ai appelé l'egobody. Je note au passage qu'il s'agit de moins en moins d'un corps spontané, celui que nous offre la nature, mais d'un corps avec des prothèses pour le rendre immortel. Pas étonnant qu'il devienne une idole !

Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn monde&vie 29 février 2020

Robert Redeker, Les sentinelles d'humanité, philosophie de l'héroïsme et de la sainteté, éd. Desclée de Brouwer, 2019 19,90 €

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