N'en déplaise à des stéréotypes qui ont la vie dure, la droite américaine, y compris sous ses formes radicales, ne se réduit pas à la bigoterie des fondamentalistes, ni au folklore du Ku Klux Klan. À travers quelques figures clefs, tour d'horizon d'une droite qui pense.
Alors que la scène intellectuelle d'outre-Atlantique est encore dominée par le Liberalism, « cette mouture spécifiquement américaine de progressisme, d'idéalisme et de social-démocratiel », tout commence par un grand livre, paru en 1953. Il a pour auteur Russell Kirk (1918-1994) et pour titre The Conservative Mind : From Burke to Eliot. Kirk y redéfinit l'esprit conservateur et s'efforce de retracer la généalogie d'un conservatisme anglo-américain. Celui-ci a pour père fondateur Edmund Burke, dont le soutien aux colons révoltés contre la couronne britannique doit être interprété comme un attachement traditionaliste à la liberté, par opposition à la passion de l'égalité, au millénarisme et au messianisme des Jacobins, qui révulsaient Burke et font horreur à Kirk. À l'autre extrémité de la chaîne, la présence du dramaturge et poète Thomas S. Eliot, l'auteur de La Terre gaste et de Meurtre dans la cathédrale, prix Nobel en 1948, vient rappeler que, selon Kirk et la mentalité conservatrice, les hommes sont gouvernés par leurs émotions bien plus que par leur raison, et souligner l'importance de la dimension esthétique dans la défense des institutions et coutumes.
Sans jamais donner une tournure dogmatique à sa pensée, Kirk estime que l'authentique conservatisme anglo-saxon peut être résumé dans les six « canons » suivants : croyance en un ordre transcendant ; amour de la variété proliférante et du mystère de la vie traditionnelle, donc, par extension, du pluralisme social ; conviction qu'une société civilisée réclame des hiérarchies, classes et distinctions conviction que propriété et liberté sont inséparablement liées, la propriété privée étant vue comme un prolongement de la personne confiance dans les normes et prescriptions : l'homme doit contrôler ses appétits, ce sont la tradition et les sains préjugés qui tiennent en échec l'anarchie des pulsions ; enfin, reconnaissance que le changement, nécessaire, n'est pas la réforme, encore moins la révolution, ce qui suppose le respect de la vertu politique de prudence.
Au commencement était Russell Kirk
Hostile aux « ingénieurs sociaux », Kirk est le représentant d'une droite vaccinée contre toute dérive totalitaire rien n'est plus étranger à sa mentalité que les régimes à parti unique, uniformes obligatoires, slogans simplistes, citoyens encasernés et aboyeurs de micro. Sur les photos, son visage plein et serein est celui d'un patricien. Cet homme qui n'aimait ni les voitures ni les ordinateurs était en fait profondément « libéral » dans sa personne, accueillant volontiers dans sa demeure du Michigan réfugiés politiques et vagabonds de passage. Il apparaît comme la dernière grande figure du counter-Enlightenment, des « contre-Lumières ».
Onze ans après la parution de son maître livre qui a été un best-seller, le premier grand test politique pour la renaissance conservatrice n'est pourtant pas concluant aux présidentielles de 1964, le républicain Barry Goldwater, dont Kirk a écrit certains discours, ne recueille que 38,47 % des suffrages. Mais les progressistes de tout poil ont tort d'ironiser sur « la croisade des petites vieilles en chaussures de sport ». En effet, quelque chose de profond s'est mis en marche, qui va donner lieu à une pléiade de publications et faire connaître de nombreux esprits talentueux : le « mouvement conservateur ». En 1964, derrière Goldwater, il y a aussi un jeune militant nommé Patrick Buchanan. Né en 1938, ce journaliste et homme politique est toujours l'une des figures de proue du « paléoconservatisme », pour reprendre une expression qui fut forgée au début des années 1980 et que les vrais conservateurs ont reprise à leur compte, y trouvant confirmation de leur antériorité.
Tel Aviv n'est pas aux Etats-Unis
Né dans une famille catholique typique de neuf enfants, Buchanan devient directeur de la communication de la Maison Blanche sous Reagan, occupant ce poste de 1985 à 1987 Candidat aux primaires républicaines en 1996, il obtient quand même 21 % des suffrages contre Bob Dole. En 2000, après avoir quitté le parti républicain, il se présente comme candidat du parti de la Réforme, choisissant comme co-listière une Afro-Américaine, Ezola B. Foster, ce qui fait grincer des dents certains de ses partisans. À l'échelle nationale, il ne recueille que 0,4 % des suffrages.
Revenu au journalisme, Buchanan fonde en 2002 un magazine bimensuel (mensuel depuis le début de l'année 2010), The American Conservative, modeste par le tirage et la présentation, mais bien informé et de très bonne tenue, ce qui lui vaut d'être lu dans les milieux qui comptent. Après que Kirk eut déjà reproché aux néoconservateurs - presque tous d'origine juive - de considérer « Tel Aviv comme la capitale des États-Unis », Buchanan enfonce le clou le 24 mars 2003 dans un article retentissant dont le titre et le sous-titre, traduits, signifient « La guerre de qui ? Une coterie néoconservatrice cherche à entraîner notre pays dans une série de guerres qui ne sont pas dans l'intérêt de l'Amérique ». Buchanan conçoit celle-ci comme une République isolationniste, non comme l'« Empire du Bien ». En politique intérieure, il reproche aux « néocons » leur soutien à une immigration non restrictive et écrit en février 2004 : « L’amnistie de Bush pour les huit à douze millions d'immigrés illégaux et clandestins est plus qu'un abandon de son devoir constitutionnel défaire appliquer les lois de l'Amérique. C'est une façon […] d'admettre que la tiers-mondisation de l'Amérique est inévitable ».
Un nouveau front : le « racialisme »
Alors que le mouvement conservateur s'était développé en réaction à certains aspects des politiques libérales des années 60 et 70 - contre la centralisation et la multiplication des régulations publiques, la discrimination positive et les préférences accordées aux « minorités », la permissivité morale et sexuelle -, on assiste depuis une quinzaine d'années à sa radicalisation. Ce phénomène a été favorisé par les effets les plus pervers de la discrimination positive, le taux de criminalité violente élevé des Noirs contre les Blancs, l'augmentation considérable de l'immigration hispanique dans les États du Sud-Ouest, la perte d'emplois bien rémunérés à cause de la mondialisation. Désormais, il n'est pas rare de voir ces conservateurs radicalisés se dire plus volontiers « nationalistes blancs » ou « racialistes ».
L’étonnant est que cette droite racialiste séduit essentiellement des franges de la classe moyenne d'origine européenne, et non pas la lunatic fringe de l'extrême droite. Elle dispose de plusieurs revues de qualité, où s'expriment des intellectuels comme le journaliste Jared Taylor ou les universitaires Kevin MacDonald et Robert Griffin. Elle dénonce l'« anarcho-tyrannie » du Système : d'un côté, complaisance pour le crime, les déviances de toute sorte, les faux « rebelles » de l'autre, invasion de la sphère privée par la multiplication des contrôles bureaucratiques, police de la pensée, soi-disant « antiracisme » législatif, lois restrictives sur la possession d'armes à feu, etc. Elle estime que tout est fait aujourd'hui pour priver les Blancs de la base morale qui leur permettrait de s'opposer au futur statut de minorité qu'on leur prépare.
Au fond, les choses sont-elles si différentes de l'autre côté de l'Atlantique ?
Xavier Rihoit Le Choc du Mois septembre 2010
1 Comme l'écrit Nicolas Kessler dans son excellent « Que sais-je ? » : Le Conservatisme américain, PUF, Paris, 1998, pp. 6-7