On croise ici un principe auquel il est souvent fait écho dans les Essais, principe que résume bien cette formule du chapitre 13 du Livre III : « On doit donner passage aux maladies »(12). Leur donner passage, car en voulant les arrêter on ne fait que les renforcer davantage encore. En leur donnant passage, on peut au contraire espérer qu'elles en viendront progressivement à s'épuiser. Par maladies on peut entendre les maladies individuelles, mais naturellement aussi les maladies collectives, celles du corps social. Là comme ailleurs, en fait, le remède est souvent pire encore que le mal : « Le monde est inepte à se guarir : il est si impatient de ce qui le presse qu'il ne vise qu'à s'en deffaire, sans regarder à quel pris »(13). En sorte, dit Montaigne, que moins on intervient mieux le malade s'en porte. Il faut laisser la maladie aller jusqu'au bout d'elle-même.
Principe qui trouve aussi son illustration en l'art de guerre, comme en témoigne l'attitude adoptée par certains peuples en cas d'invasion. Montaigne se réfère en particulier aux Scythes qui, plutôt que de s'opposer ouvertement à un agresseur ou à un envahisseur, préfèrent au contraire faire le vide devant lui et le laisser ainsi s'enliser. Il s'enlise donc, en sorte qu'il est aisé ensuite de l'anéantir(14).
Montaigne souligne donc les limites d'une stratégie de confrontation directe avec les protestants. Une telle stratégie, dit-il, est vouée à l'échec, à la limite même elle peut se révéler contre-productive. Non seulement les persécutions ne sont d'aucune utilité pour combattre des idées, mais elles contribuent grandement à leur diffusion : « Nous défendre quelque chose, c'est nous en donner envie »(15). Plus fondamentalement encore, souligne-t-il, le recours à la répression n'est jamais le bon moyen pour régler un problème. On ne saurait toujours s'en dispenser, mais il faut éviter que cela ne devienne une règle, car on risque alors de s'enfermer dans le cycle de la violence. Mieux vaut autant que possible jouer la carte de l'apaisement, à l'exemple de l'empereur Auguste qui, apprenant qu'un de ses proches projette de l'assassiner, préfère en fin de compte lui pardonner plutôt que de recourir à des mesures répressives, tant il est vrai, comme il est bien obligé de l'admettre, que de telles mesures n'ont jamais servi à rien. C'est en tout cas ce que lui dit son épouse : « Fais ce que font les médecins, quand les receptes accoustumées ne peuvent servir : ils en essayent de contraire »(16) Auguste pardonne donc, et bien lui en prend, car il se concilie ainsi l'opinion. Et personne ne cherchera plus par la suite à l'assassiner.
Pour ou contre un État biconfessionnel
Cela étant, il ne faudrait pas se méprendre sur la position de Montaigne. Montaigne est hostile aux persécutions anti-protestantes, pour autant rien ne nous autorise à dire qu'il partageait les conceptions de Michel de L'Hospital en matière de coexistence interreligieuse, en particulier qu'il adhérait à l'idée d'une France biconfessionnelle. En fait, la plupart des contemporains étaient hostiles à cette formule, formule qu'ils jugeaient suicidaire, car destructrice de l'unité nationale. On pourrait ici se référer à l'opinion de La Boétie, l'ami de Montaigne : « Je ne vois point qu'on puisse attendre rien qu'une manifeste ruine d'avoir en ce Royaulme deux religions ordonnees et establies », écrivait-il ainsi en 1561(17). Un État biconfessionnel est forcément divisé contre lui-même, et donc il n'est pas viable On soulignera d'ailleurs que l'Édit de Nantes lui-même n'avait pas la prétention de ccrastruire une France biconfessionnelle. Dans l'esprit de ses concepteurs, c'était une mesure de salut public propre à restaurer la paix civile, rien
d'autre. Dans le préambule, le roi n'exprime-t-il pas l'espoir de voir un jour ses « sujets de la religion prétendue réformée » revenir à la vraie religion, à savoir la religion « catholique, apostolique et romaine »(18) ? Le roi accepte donc la biconfessionalité, mais à titre provisoire. L'objectif ultime reste la restauration d'un État unitaire monoconfessionnel.
Proche et différent de Machiavel
Autant qu'on puisse en juger, les vues personnelles de Montaigne s'inscrivent pleinement dans cette optique. Montaigne, il est vrai, ne reprend pas explicitement à son compte la thèse de La Boétie selon laquelle un État biconfessionnel porte en lui les germes de sa propre ruine(19) mais le fait même qu'il recourt à l'argument de la nécessité pour justifier l'octroi aux protestants de la liberté d'organisation et de culte (avec, en arrière-plan, le paradigme de la résistance flexible) montre à tout le moins que, s'il est favorable à de telles mesures, ce n'est pas parce que la biconfessionnalité représenterait à ses yeux une formule valable en elle-même. Assurément non. Elle apparaît comme une simple concession tactique, concession à laquelle nous contraint la nécessité. Or, pour cette raison même, on ne saurait la considérer comme irréversible. Céder du terrain, soit, mais un jour ou l'autre il faudra bien le reconquérir. Les Scythes ne reculent pas pour le simple plaisir de reculer, s'ils reculent c'est parce qu'ils espèrent ainsi user l'adversaire. Dans cette perspective, la biconfessionnalité n'apparaît pas seulement comme un mal nécessaire, mais comme un piège tendu aux protestants, piège auquel on espère qu'ils se laisseront prendre. Qu'ils s'enlisent!
Bref, il importe de bien distinguer entre les principes et la stratégie politique. Il n'y a pas nécessairement adéquation entre les deux. Sur la question pratique de l'attitude à adopter à l'égard des protestants, Montaigne défend des positions très comparables à celle des libéraux de son époque, il conseille de temporiser. Mais sur la question même de la biconfessionnalité (à long terme, est-elle viable ?), il se rangerait plutôt aux vues de La Boétie fondamentalement parlant, la France n'est concevable que comme entité holistique (on pourrait dire aussi. République une et indivisible).
En tout ce qui précède, Montaigne est très proche de Machiavel. Tout comme Machiavel, Montaigne se place au point de vue du Prince, autrement dit de la raison d'État. Cela étant, le Prince montaignien n'est pas le Prince machiavélien, c'en est un autre très différent. Le Prince machiavélien est le Prince Nouveau, celui appelé à « prendre l'Italie et [à] la libérer des barbares » (chapitre 26 du Prince), autrement dit à résoudre le problème politique de l'unité nationale, la constitution de l'Italie en État national(20). Et donc c'est un révolutionnaire. Sa tâche est de faire table rase de l'ordre existant, pour en refaçonner un autre ex nihilo. Il en va tout autrement du Prince montaignien. Montaigne ne dit pas qu'il faut « prendre la France et la délivrer des barbares », car la France constitue déjà un État national. Le problème n'est donc pas de savoir comment constituer la France en État national, mais comment faire en sorte qu'un tel État se maintienne. Voilà le problème. Car l'État national est chose fragile. Comment préserver l'acquis, comment empêcher que l'État national ne se désintègre sous l'effet de la guerre civile, tel est le défi auquel les responsables, en France, se trouvent confrontés. Montaigne n'est donc pas, comme Machiavel(21), un penseur de la rupture, mais de la continuité. Or, de cette continuité, quel meilleur garant existe-t-il que le Prince traditionnel, détenteur de la légitimité dynastique ?
On dit souvent que Montaigne privilégie le repli sur soi et sur la sphère privée, et qu'en ce sens il est extérieur à la chose publique. Il l'est dans une certaine mesure, mais parallèlement aussi il se pose en ferme défenseur de l'ordre légal existant. Un de ses thèmes favoris est que mieux vaut un ordre injuste que pas d'ordre du tout. « C'est la règle des règles, et générale loy des loix, que chacun observe celle du lieu où il est »(22). On n'obéit donc pas aux lois parce qu'elles sont justes mais parce qu'elles sont lois, position faisant écho aux idées développées à la même époque par les premiers théoriciens de la souveraineté (Jean Bodin). Mais on pourrait aussi se référer à Hobbes, qui dira, quelques décennies plus tard, que ce n'est pas le juste qui est le critère du légal, mais bien le légal du juste (fiat pro ratione voluntas). Tout comme Hobbes, Montaigne se situe du côté du Prince, parce que le Prince apparaît comme un rempart contre le désordre et l'anarchie C'est lui qui fait barrage à la guerre civile Cela étant, si Montaigne défend l'ordre existant, il ne s'identifie pas pour autant à lui. On le voit par exemple lorsqu'il dénonce les pratiques judiciaires de son temps, l'usage de la question en particulier. Pour être légales, de telles pratiques n'en sont pas moins injustes, partant condamnables. Et Montaigne les condamne. Car si la règle des règles est l'obéissance aux lois existantes, en revanche nous restons maîtres de nos pensées, et gardons donc le droit de juger librement des choses.
Dans le même contexte, on pourrait aussi se référer au chapitre 1 du livre I («De l'utile et de l'honneste»), chapitre se présentant comme une réflexion contrastée sur la raison d'État dans ses rapports avec la morale. Le Prince est souvent contraint d'accomplir des actions immorales, car s'il s'en abstenait cela porterait préjudice à la collectivité dont il a charge C'est ce que relève Montaigne : « Le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre »(23). En ce sens, «l'utile» s'oppose à «l'honneste», thèse conforme à l'enseignement machiavélien. Mais Montaigne dit aussi. « Toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien pour le service de son Roy ny de la cause générale et des loix »(24). Soit donc on les fait quand même et l'on cesse d'être homme de bien, soit on ne les fait pas, mais en ne les faisant pas on risque alors de porter préjudice à l'intérêt public. Le Prince lui-même n'a pas le choix, il doit les faire(25). Mais Montaigne ne parle pas ici du Prince, il parle de ceux qui sont à son «service», de lui-même en fait (Montaigne). « Toutes choses ne leur sont pas loisibles ». Montaigne adopte donc le point de vue du Prince, mais jusqu'à un certain point seulement. Comme d'autres à la même époque, savants ou artistes, il se tient à distance. Pas trop loin non plus quand même. C'est ce qui définit l'attitude «tacitéenne».
Éric WERNER éléments N° 110 Octobre 2003
1) Discours du 26 août 1561 (Michel de L'Hospital, Œuvres complètes, éd. Duféy, 1.1,1824, p. 452).
2) Le Monde, 13 février 1998. Reste à se demander si les problèmes actuels liés à la présence de l'islam en France ont grand-chose à voir avec ceux liés à la coexistence entre catholiques et protestants il y a quatre siècles.
3) Friedrich Meinecke, L'idée de la raison d'État dans l'histoire des Temps modernes, Droz, 1973, p. 31.
4) Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence Rhétorique et «res literaria» de la Renaissance au seuil de l'époque classique, Droz, Genève, 1980, p. 153-154.
5) Essais, 1,26, Pléiade, p. 171.
6) Essais, III, 9, p. 973.
7) Marcel Conche, « Montaigne, penseur de la philosophie », in Quelle philosophie pour demain ?, PUF, 2003, p. 25.
8) Sur l'évolution des positions de Montaigne en la matière, cf. Malcolm C. Smith, Montaigne and Religious Freedom. The Dawn of Plurulism, Droz, Genève, 1991, en particulier pp. 75-120.
9) Essais, 1,23, p. 121.
10) Essais, I, 23, p. 122. Rappelons la formule fameuse du chapitre xv du Prince : « Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver, qu'il apprenne à n'être pas bon, et d'en user ou n'user pas selon la nécessité » (Pléiade, p. 335).
11) Essais, 1,23, p. 122.
12) Essais,m, 13,p. 1066.
13) Essais, m, 9, p. 935.
14) Essais, 1,12, p. 46-47.
15) Essais, H, 15, p. 597.
16) Essais, 1,24, p. 124. Ce chapitre, soulignons-le, fait immédiatement suite à celui traitant de l'attitude à adopter envers les protestants.
La première édition des «Essais» (1580).
17) Estienne de La Boétie, Mémoire sur la pacification des troubles, édité avec introduction et notes par Malcolm C. Smith, Droz, Genève, 1983, p. 45.
18) Thierry Wanegffelen, L'Édit de Nantes. Une histoire européenne de la tolérance (XVIe-XXe siècle), Livre de poche «Références», 1998, p. 48.
19) Cf. cependant le chapitre II, 30 («D'un enfant monstrueux»), où Montaigne semble implicitement la reprendre à son compte. Nous avons commenté ce texte dans Montaigne stratège (L’Âge d'Homme, 1996, p. 42-44).
20) Louiis Althuser, « Machiavel et nous », in Écrits philosophiques et politiques, t. II, Stock/IMEC, 1997, p. 60.
21) Ibid., p.46.
22) Essais, l, 23, p. 117.
23) Essais, III, l, p. 768.
24) Essais, III, l, p. 780.
25) Encore Montaigne précise-t-il : « Ce sont dangereux exemples, rares et maladifves exceptions à nos reigles naturelles. Il y faut céder, mais avec grande moderation et circonspection : aucune utilité privée n'est digne pour laquelle nous façions cet effort à nostre conscience ; la publique, bien, lors qu'elle est tres-apparente et tres-importante » (Essais, III,1, p. 778). La notion d'exception est ici importante. Elle désigne les situations extrêmes, ou encore «à la limite». Il est vrai, comme le relève Cari Schmitt, que les cas limites sont révélateurs de l'essence même des problèmes.Montaigne : un légitimiste tempéré suite et fin