Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Europe : la déception (2008) 1/4

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, «construire l'Europe» est l'objectif majeur des relations entre les principaux États-nations du continent. Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'Union européenne actuelle ne correspond pas aux nécessités de l'heure. Soumission aux États-Unis, incapacité d'une véritable décision politique, élargissement et non approfondissement, inspiration économique toujours prévalente... L'Union européenne a déçu les Européens.

Quand on parle aujourd'hui de l'Europe, les termes qui reviennent le plus souvent sont ceux d'impuissance, de paralysie, de déficit démocratique, d'opacité, d'architecture institutionnelle incompréhensible. L'incapacité de l'Europe à empêcher la guerre dans l'ex-Yougoslavie, qui a finalement débouché sur le spectacle humiliant des premiers bombardements américains sur une capitale européenne depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, a été une illustration exemplaire de cette situation. Pendant des décennies, la construction européenne avait été présentée comme une solution; elle est devenue un problème que personne ne sait plus résoudre. Elle donnait hier des raisons d'espérer; aujourd'hui, elle fait peur. On en attendait un plus, on en redoute un moins. Le projet européen ne s'assortit d'aucune finalité précise. Il n'a ni contours géographiques ni formes politiques bien caractérisées. Il manifeste une incertitude existentielle aussi bien stratégique qu'identitaire, que les souverainistes et les eurosceptiques ont beau jeu d'exploiter.

Il a depuis longtemps été remarqué que les abandons de souveraineté auxquels consentent les nations ne sont nullement compensés par un renforcement de la souveraineté européenne. Cette absence de transferts à un acteur politique européen souverain est particulièrement préoccupante. Entre les nations et l'Europe, la souveraineté semble s'évanouir. Malgré ses 450 millions d'habitants, l'Europe reste une non-puissance, incapable de définir de manière unitaire une politique étrangère et de défense correspondant à ses intérêts propres. Associant, selon la formule de Régis Debray, « une structure économique simple et un désert symbolique », elle est à l'image de cette Belgique restée en 2007 sans gouvernement pendant des mois, dans l'attente d'un hypothétique compromis. L'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine l'a dit sans détours : « L'Europe ne sait plus qui elle est, ni ce qu'elle veut ».

La «déconstruction» de l'Europe a commencé au début des années 1990, avec les débats autour de la ratification du traité de Maastricht. C'est dès cette époque que nombre d'Européens convaincus ont commencé à déchanter. Au moment où la globalisation faisait naître des craintes supplémentaires, les gens ont bien vu que « l'Europe » ne garantissait pas un meilleur pouvoir d'achat, une meilleure régulation des échanges commerciaux dans le monde, une diminution des délocalisations, une régression de la criminalité, une stabilisation des marchés de l'emploi ou un contrôle plus efficace de l’immigration, bien au contraire. La construction européenne est apparue à bien des égards, non comme un remède à la globalisation, un rempart contre une dérégulation généralisée à l'échelle planétaire, mais comme une étape de cette même globalisation. Beaucoup y ont vu « le vecteur d'un arasement de toutes les valeurs enracinées au nom d'un mondialisme sans mémoire et sans visage » (Jean-Michel Vernochet)(2). Les critiques de droite et de gauche, les peurs nationales et les inquiétudes sociales, se sont alors ajoutées les unes aux autres et le désenchantement a commencé à gagner les milieux les plus variés. L'aboutissement final a été le « non » au référendum de mai 2005 sur le projet de Constitution.

Dès le départ, la construction de l'Europe s'est en fait déroulée en dépit du bon sens. Quatre erreurs essentielles ont été commises 1) Être partis de l'économie et du commerce au lieu de partir de la politique et de la culture en s'imaginant que, par un effet de cliquet, la citoyenneté économique déboucherait mécaniquement sur la citoyenneté politique. 2) Avoir voulu créer l'Europe à partir du haut, au lieu de partir du bas. 3) Avoir préféré un élargissement hâtif à des pays mal préparés pour entrer dans l'Europe à un approfondissement des structures politiques existantes. 4) N'avoir jamais voulu statuer clairement sur les frontières de l'Europe et sur les finalités de la construction européenne.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les promoteurs de la construction européenne avaient comme objectif avoué de créer dans une Europe ravagée par deux guerres civiles sanglantes au cours du XXe siècle les conditions d'une paix durable. Cette ambition coïncidait avec l'effondrement d'un ordre du monde eurocentré, mais aussi avec la division binaire de l'Europe entre une zone « libre » soumise à l'influence des États-Unis et une Europe centrale et orientale dominée par l'Union soviétique. Cependant, plusieurs projets concurrents s'opposaient au départ. Celui qui a prévalu, porté par Jean Monnet et qui reposait sur le primat de l'économie, s'est imposé au détriment du projet des fédéralistes (Alexandre Marc, Robert Aron, Denis de Rougemont) et du projet néocarolingien d'un Otto de Habsbourg.

Obsédés par l'économie, les «pères fondateurs» des Communautés européennes ont volontairement laissé la culture de côté. Leur projet d'origine, quand il ne se rattachait pas à la vieille idée «pan-européenne» de Richard N. Coudenhove-Kalergi(3), visait à fondre les nations dans des espaces d'action d'un genre nouveau dans une optique fonctionnaliste(4). Pour Jean Monnet et ses amis, il s'agissait de parvenir à une mutuelle intrication des économies nationales d'un niveau tel que l'union politique deviendrait nécessaire, car elle s'avérerait moins coûteuse que la désunion. L'intégration économique, autrement dit, devait être le levier de l'union politique.

L'absence d'une authentique substance politique

Si Monnet incarnait l'inspiration économique de l'Europe, Robert Schuman en représentait la part catholique, sinon mystique, de pair avec l'Allemand Konrad Adenauer et l'Italien Alcide De Gasperi. Initialement, la construction de l'Europe eut aussi des bases catholiques, qu'on ne saurait sous-estimer(5). Le projet de Jean Monnet reçut d'ailleurs l'aval du pape Pie XII, ouvrant ainsi la voie, au cours des décennies suivantes, à ce que Jean-Paul Bled a justement appelé « l'investissement des partis démocrates-chrétiens dans l'édification d'une société fonctionnelle, précipitant l'avènement de l'ère des neutralisations »(6). L'Europe jouant pour eux « le rôle d'une idéologie de substitution »(7) les partis démocrates-chrétiens joueront un rôle essentiel dans les débuts de la construction européenne.

Il n'en est pas moins évident que, dès la déclaration Schuman du 9 mai 1950, puis la signature du traité de Rome le 25 mars 1957 « le primat de la relation marchande et l'organisation de tous les rapports sociaux comme éléments au service de cette primauté sont au centre du projet européen »(8). N'oublions pas que le premier nom de «l'Europe» fut «Marché commun».

Cet économisme initial a bien entendu favorisé la dérive libérale des institutions, ainsi que la lecture essentiellement économique des politiques publiques qui sera faite à Bruxelles. Loin de préparer l'avènement d'une Europe politique, l'hypertrophie de l'économie a rapidement entraîné la dépolitisation, l'effacement des anciens systèmes de représentation, la consécration du pouvoir des experts, ainsi que la mise en œuvre de stratégies technocratiques obéissant, elles, non pas tant à des logiques économiques qu'à des impératifs de rationalité fonctionnelle. François Bayrou dira plus tard : « Un cancer ronge l'Europe. Le cancer européen, c'est que tout y semble technique, et que plus rien n'y est politique »(9).

Ce parti-pris en faveur de l'économie explique évidemment le déficit démocratique, maintes fois relevé, des institutions européennes : aujourd'hui encore, la Commission européenne échappe pratiquement à tout contrôle, le Conseil des ministres, issu des gouvernements européens, n'a de comptes à rendre à personne, le choix du président de la Banque centrale n'a pas à être confirmé par le Parlement, et la nomination des membres de la Cour de justice de l'Union est la seule affaire des gouvernements. Quant au Parlement européen, élu au suffrage universel depuis 1979, il s'est de longue date transformé en pétaudière(10).

À suivre

Les commentaires sont fermés.