Parallèlement, cet économisme a donné naissance à une conception de la citoyenneté vidée de sa substance politique. Reposant sur l'idéologie transnationale des droits de l'homme, indépendamment de toute inscription territoriale particulière, cette citoyenneté ne se définit plus par la capacité de participation politique, mais par la jouissance de droits-créances dans le domaine économique ou social et par la constitution d'un espace juridique unifié, le rôle de l’État étant réduit à sa capacité «providentielle» de gestion et de redistribution des biens collectifs. Il est évident que, dans cette dernière conception de la «citoyenneté», la différence de situation, dans un pays donné, entre les nationaux et les étrangers en situation régulière devient imperceptible : tout projet politique commun ayant été évacué, la seule résidence à titre de consommateur ou d'usager ouvre droit à la citoyenneté(11).
En 1992, avec le traité de Maastricht, on est passé de la Communauté européenne à l'Union européenne. Ce glissement sémantique est lui aussi révélateur : ce qui unit est moins fort que ce qui est commun. Le passage d'un terme à l'autre, comme l'a remarqué René Passet, « consacrait la primauté des impératifs du libre-échange sur ceux du rapprochement des peuples »(12).
Jacques Chirac disait dans son célèbre appel de Cochin, en 1978 : « Nous disons non à une France vassale dans un empire de marchands ». On sait ce qu'il en est advenu. L'Europe d'aujourd'hui, c'est d'abord l'Europe de l'économie et de la logique du marché, le point de vue d'une large partie des élites libérales étant qu'elle ne devrait être rien d'autre qu'un vaste supermarché obéissant exclusivement à la logique du capital.
La deuxième erreur, on l'a dit plus haut, a consisté à vouloir créer l'Europe à partir du haut, c'est-à-dire à partir des institutions de Bruxelles. Comme le souhaitaient les tenants du «fédéralisme intégral», une saine logique aurait au contraire voulu qu'on parte du bas, du quartier et du voisinage (lieu d'apprentissage de base de la citoyenneté) vers la commune, de la commune ou l'agglomération vers la région (le département ne correspond à rien), de la région vers la nation, de la nation vers l'Europe. C'est ce qu'aurait permis notamment l'application rigoureuse du principe de subsidiarité. Or ce principe, dès l'instant où les instances européennes s'en sont emparées, a été « transformé en principe d'efficacité, c'est-à-dire en un principe jacobin, donc retourné en son contraire »(13). La subsidiarité exige que l'autorité supérieure intervienne dans les seuls cas où l'autorité inférieure est incapable de le faire (principe de compétence suffisante). Dans l'Europe de Bruxelles, où une bureaucratie centralisatrice tend à tout réglementer par le moyen de ses directives, l'autorité supérieure intervient chaque fois qu'elle s'estime capable de le faire, avec comme résultat que la Commission décide de tout parce qu'elle se juge omnicompétente. Dans ces conditions, l'autorité que conservent les échelons inférieurs n'est jamais qu'une autorité déléguée.
La dénonciation rituelle par les souverainistes de l'Europe de Bruxelles comme une «Europe fédérale» ne doit donc pas faire illusion : par sa tendance à s'attribuer autoritairement toutes les compétences, elle se construit au contraire sur un modèle très largement jacobin. Loin d'être «fédérale», elle est même jacobine à l'extrême, puisqu'elle conjugue autoritarisme punitif, centralisme et opacité.
Un élargissement sans rivages
La troisième erreur a consisté à élargir inconsidérément l'Europe, alors qu'il aurait fallu en priorité approfondir les structures existantes, tout en menant un vaste débat politique dans l'ensemble de l'Europe pour tenter d'établir un consensus sur les finalités. Issue du traité de Rome de 1957 la Communauté économique européenne (CEE) comptait au départ six États membres : l'Allemagne, la France, l'Italie et les trois pays du Bénélux. L'élargissement progressif de l'Europe (à l'Angleterre et au Danemark en 1972-73, à la Grèce, à l'Espagne et au Portugal entre 1981 et 1986, à la Suède, à la Finlande et à l'Autriche en 1995, aux pays d'Europe centrale, à Chypre et à Malte en 2004) s'est fait pour des raisons fondamentalement économiques, auxquelles a pu s'ajouter le désir de certains pays (nordiques notamment) de sortir de leur marginalité géopolitique. Aucune de ces nouvelles adhésions n'a été accompagnée d'une réforme institutionnelle, les libéraux ayant toujours joué l'élargissement contre l'approfondissement. Alors que les enjeux étaient considérables, aucune n'a fait non plus l'objet d'une consultation populaire.
Bien entendu, tous les États membres de l'actuelle Union européenne font partie de l'Europe et, comme tels, ont vocation à s'intégrer dans une structure institutionnelle commune. Il aurait d'ailleurs été bon de le rappeler au moyen d'une déclaration solennelle lors de l'effondrement du système soviétique. Mais ces pays ne peuvent s'intégrer dans une structure commune que pour autant que celle-ci dispose déjà d'institutions politiques intégrées, assorties de règles précises conditionnant l'entrée des nouveaux arrivants à une volonté politique elle aussi clairement affirmée. C'est précisément cette volonté qui fait défaut.
On l'a vu tout particulièrement lors de l'élargissement aux pays d'Europe centrale, décidé en mai 2004 et qui s'est étendu récemment à la Roumanie et à la Bulgarie. La plupart de ces pays, qui avaient été définitivement acceptés au sommet de Copenhague de décembre 2002 selon des critères fixés dès 1993, n'ont en fait demandé à adhérer à l'Union européenne que pour bénéficier de la protection de l'OTAN, ainsi qu'en témoigne le soutien qu'ils ont apporté à l'intervention militaire américaine en Irak. Ils parlaient d'Europe, mais ne rêvaient que de l'Amérique, comme l'a également montré l'achat par la Pologne, moins de quinze jours après son entrée dans l'Union européenne, d'avions américains F16 de préférence au Mirage français ou au Jas-39 Gripen suédois(14). Compte tenu de la disparité des conditions sociales et des systèmes fiscaux, elle-même génératrice de distorsions de compétitivité, cet élargissement aux pays de l'Est a en outre déclenché un chantage aux délocalisations au détriment des salariés.
Sans aucune réforme institutionnelle, sans engagement financier suffisant et sans consultation ni soutien populaires, on s'est borné à offrir à dix anciens pays du glacis soviétique, convertis de fraîche date à l'économie de marché, l'entrée dans ce qu'ils percevaient comme un pays de cocagne sans réaliser que leurs sentiments véritablement européens étaient d'autant plus réduits que leur atlantisme était plus accentué. Il en est résulté une dilution et une perte d'efficacité qui ont rapidement convaincu tout le monde qu'une Europe à vingt-cinq ou à trente était tout simplement ingérable, opinion qui s'est encore renforcée des inquiétudes culturelles, religieuses et géopolitiques liées aux perspectives d'adhésion de la Turquie.
La vérité est que, plus l'élargissement s'étend, plus l'approfondissement devient difficile. Un éditorial paru dans Le Monde le 19 janvier 2000 parlait d'ailleurs à ce propos de « deux objectifs parfaitement antinomiques ». La puissance n'est pas en effet seulement une affaire de taille. Ici, non seulement le principe « plus on est grand, plus on est fort » ne vaut plus, mais il s'inverse : plus l'Union européenne s'étend sans se réformer, plus son impuissance s'accroît. Ce qui revient à dire qu'au-delà d'un certain seuil, l'Europe change de nature et ne peut plus fonctionner comme avant(15). Comment pourrait-on en effet arrêter une politique commune à vingt-cinq ou vingt-sept ?
L'entrée dans l'Union européenne d'un pays de 72 millions d'habitants comme la Turquie, qui deviendrait ainsi, du seul fait de son poids démographique, l'État membre le plus influent en termes de droit de vote, perspective soutenue par les États-Unis mais à laquelle la majorité des Européens sont nettement opposés, scellerait définitivement une fuite en avant dans l'élargissement au détriment de l'approfondissement, ruinant à jamais l'espoir de voir l'Europe devenir une véritable entité politique. Comme l'a écrit Jean-Louis Bourlanges, « l'adhésion de la Turquie trancherait une hésitation d'un demi-siècle entre deux conceptions de l'Union, idéologique d'un côté, géopolitique de l'autre. Elle consacrerait la victoire d'une Europe éthérée, réduite à l'exaltation de valeurs universelles et du droit, sur une Europe enracinée dans une terre et une histoire particulière, la victoire d'une Europe onusienne sur une Europe carolingienne »(16).
Quatrième erreur : le débat sur les frontières, c'est-à-dire sur la réalité géographique de l'Europe, a constamment été escamoté, tout comme le débat sur l'identité européenne et les finalités de ses institutions, et cette détermination n'a cessé d'affecter le projet européen d'une ambiguïté propice à tous les glissements. La crainte de nombre d'eurocrates a visiblement été d'enfermer le développement de l'Union dans des frontières trop précises. Certains d'entre eux, Michel Rocard par exemple, ou encore Dominique Strauss-Kahn plaidant pour une Europe «allant de l'Arctique au Sahara»(17) ne se cachent d'ailleurs pas de voir dans l'Union européenne un ensemble multicivilisationnel promis, comme le marché, à une extension indéfinie. La tâche de l'Union serait d'abolir la différence entre l'Europe et la non-Europe, ruinant ainsi ce qui devait être sa raison d'être et toute possibilité pour elle de devenir un acteur fondamental sur la scène internationale.
À suivre