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14-18 l'éternel héritage (2018)

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Si la mémoire de 14-18 est bien présente, le choix élyséen de ne pas célébrer la victoire a un goût de sacrilège.

« Il est des lieux où souffle l'esprit ». La phrase, taillée pour la colline de Sion, va comme un gant à Douaumont. Là, 130 000 combattants reposent dans l'ossuaire, Français et Allemands. En contrebas s'étend le cimetière, planté de 16 000 tombes françaises. Un drapeau tricolore flotte au vent de Lorraine.

Une visite en ces lieux s'impose. Il faut y aller de préférence hors-saison, après le mois de novembre, quand le clairon s'est tu et que les badauds sont partis. En hiver, les couronnes de fleurs fanées sont blanchies de givre. Les villages « morts pour la France », ruines édentées, scintillent faiblement sous quelques centimètres de neige. Une ambiance sépulcrale règne dans la vaste forêt de Verdun. On s'émeut au bois des Caures. On se recueille aux forts de Vaux et Douaumont, sans cesse pris et repris. On frémit en songeant au lance-flamme embrasant, dantesque, les couloirs des forteresses. On s'émerveille devant l'histoire à peine croyable du commandant Raynal, envoyant, comme une dernière chance son pigeon Vaillant. On échoue aux portes de la ville-cénotaphe : Verdun. En 843, c'est là que l'empire carolingien fut partagé en trois. La cité épiscopale est dominée par sa citadelle et par les deux tours de la cathédrale Notre-Dame, mais aussi par un autre monument, moins ancien, plus massif. C'est l'escalier de la Victoire. Au sommet des 73 marches, se dresse une fière statue de guerrier, le regard tourné vers l'est. Y résonnent éternellement les paroles du fameux chant « Et Verdun la victorieuse, pousse un cri que portent là-bas les échos des bords de la Meuse. Halte-là, on ne passe pas ».

La Victoire n'est pas à l'ordre du jour

Verdun, la victorieuse ? Un sujet désormais tabou, semble-t-il. Certes, il y a le Comité du centenaire, il y a le Bleuet de France, il y a les initiatives locales ou associatives, les cérémonies publiques, « l'itinérance mémorielle et territoriale » de Macron et même l'annonce de la panthéonisation de Genevoix. Mais de victoire, il n'y en a plus. Tout du moins officiellement car, au moment où nous bouclons ce numéro, l’Élysée veut éviter que le 11 novembre ne soit « trop militaire » : « Le sens de cette commémoration, ce n’est pas de célébrer la victoire de 1918. Il n'y aura pas de défilé ou de parade militaires ». L'annonce, le 19 octobre, a suscité la polémique. L'historien Michel Goya rappelle qu'il s'agit là d'une « faute envers nos aïeux », le nouveau récit mémoriel escamotant les motivations patriotiques et revanchistes des poilus. « Des civils que l'on a armés », ose même l’Élysée. À certains égards, c'est assez vrai. Mais la République oublie un peu vite que le mythe du citoyen-soldat est, justement, purement révolutionnaire, et donc dans son ADN…

Le poilu de 14 serait donc victime. Soit, nous allons y revenir. Quant à l'affrontement terrible entre Français et Allemands, il devrait être relégué au second plan, dit-on, afin de ne pas froisser l'Allemagne d'Angela Merkel. Pis, dimanche 4 novembre, l'Armée de l'air se félicitait sur les réseaux sociaux des « 100 ans d'amitié franco-allemande » débutés le 11 novembre 1918, escamotant non seulement la Victoire mais aussi les épreuves de 39-45. La lutte macronienne contre tous les nationalismes justifie-t-elle l'amputation du souvenir de la Victoire militaire de 1918 ?

Non, bien sûr. On ne comprend rien à 14-18 si l'on met d'emblée hors-jeu le puissant patriotisme de ses acteurs, du général d'Armée au simple troupier, en passant par l'arrière. Un patriotisme auquel se sont ralliées « les diverses familles spirituelles de la France », selon le mot de Barrès catholiques, traditionalistes, mais aussi protestants, socialistes et juifs. Faire du 11 novembre l'anniversaire de la fin des hostilités, en occultant l'issue victorieuse, c'est, au fond, réduire l'Union sacrée à une joint venture et la fraternité d'armes des tranchées à une compagnie d'infortune.

Morts pour la terre charnelle

Or, nos soldats se battaient bien pour la victoire, et au premier chef pour la reconquête des provinces perdues, taches grises sur les cartes des écoliers. La Victoire ! À gauche, celle du droit (les droits de l'homme); à droite, celle de la terre. Dans un beau chapitre intitulé « Les soldats de vingt ans se dévouent pour une France plus belle », Maurice Barrès cite un jeune sergent aixois, Léo Latil : « Les sacrifices seront bien doux, si nous avons une victoire bien glorieuse et s'il y a plus de lumière pour nos âmes si la vérité en sort plus claire, plus aimée. Il ne faut pas perdre de vue que nous allons nous battre pour de grandes choses, pour les plus grandes choses ». Et Barrés de poursuivre : « Quels beaux coteaux, quelles belles rivières ! dit ce petit Provençal, à mesure qu 'il va vers le nord. Vraiment ce pays de France vaut qu on se batte pour lui. ». Le 25 septembre 1915 Léo Latil tombe, une balle en pleine poitrine.

C'est bien la défense de « la terre charnelle » qui mobilise et fait tenir nos ancêtres. Outre l'Alsace-Moselle annexée depuis 1870, dix départements français sont occupés par l'ennemi. Lille est prise le 12 octobre 1914. Des obus tombent sur la cathédrale de Reims. Paris est exposée au feu allemand.

C'est une réalité concrète que défendent les Poilus reconquérir le foyer perdu, protéger la famille restée à l'arrière. En donnant leur vie en Argonne, en Lorraine, dans les Balkans ou les Dardanelles, sur les mers ou dans les airs, métropolitains ou coloniaux, ils défendent la grande et la petite Patrie, le drapeau et le clocher, la tombe de l'ancêtre et le feu de cheminée. « Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu, et les pauvres honneurs des maisons paternelles » (Péguy). Les assauts vains, les mutineries et les fusillés pour l'exemple ne changent rien à cette réalité.

Dans sa Prière du guetteur, Yann-Ber Calloc'h implore le pardon divin et la protection mariale. Ce texte, originellement écrit en breton, résonne de l'imbrication intime entre foi profonde et enracinement viscéral à la terre provinciale et nationale. « Je suis le grand veilleur debout sur la tranchée. Je sais ce que je suis et je sais ce que je fais; L'âme de l'Occident, sa terre, ses filles et ses fleurs; C'est toute la beauté du monde que je garde cette nuit. Maintenant, dors, ô ma patrie ma main est sur mon glaive; Je connais le métier, je suis homme je suis fort;  Le morceau de France sous ma garde, jamais ils ne l'auront. ». Royaliste, Calloc'h ne défend pas une idée abstraite : « Songez, écrit-il, que nous serons tombés, non pas pour la Justice ou la Liberté dont la République française s'est moquée tout autant que l'Empire allemand, mais pour le rachat de notre terre et puis pour la beauté du monde ». Ce ne sont pas des mots de victime, mais de combattant. Le mardi de Pâques 1917 un éclat d'obus tue le poète-soldat armoricain.

1918, si loin, si proche

Aucun Emmanuel Macron, aucune Angela Merkel ne pourra effacer ces mots, ces actes, ces cœurs, ces morts, cette Victoire. Leur sacrifice vaut bien un défilé. Oh, certes ! On n'aurait pas souhaité non plus des cérémonies anti-allemandes, au cri de « Mort aux boches ! ». On aurait été encore moins avisés de célébrer aveuglément une paix à l'issue assez calamiteuse, « trop douce pour ce qu'elle a de dur, et trop dure pour ce qu'elle a de doux » (Bainville). Eclatement austro-hongrois, renversement des cartes au Proche-Orient, poudrière balkanique, revanche allemande la liste est longue. Cent ans après Trianon, la Hongrie veut, et on le comprend, renouer avec ses fils d'outre-frontières. Dans le Tyrol du sud, devenu italien en 1918, les germanophones aimeraient reconquérir un passeport autrichien, par les bonnes grâces du FPÔ. 1918, si loin, si proche.

Mais alors pourquoi et comment commémorer le 11 novembre 1918 ? C'est peut-être outre-Manche qu'il faudra chercher la clef d'une « souvenance » politique équilibrée et fervente. Là-bas, tout le monde porte le Poppy, ce coquelicot de papier qui est le cousin de notre bleuet de France. Là-bas, on sait honorer, sans les opposer, le drapeau et le simple soldat. Jusqu'en 1916, les Tommies étaient tous engagés volontaires. À compter de la Somme, c'est toute la nation qui s'est impliquée dans la lutte. JRR Tolkien a servi en Picardie. De l'héroïsme de l'Anglais moyen jeté dans l'orage d'acier, il a tiré la fable merveilleuse des Hobbits, cette race tranquille attachée à son foyer, mais capable de grands exploits. L'histoire des ces jeunes gens ordinaires - plus que des civils armés, des hommes debout pour sauver leurs frères - est contée dans le dernier film de Peter Jackson. Le réalisateur néo-zélandais, mondialement connu pour son adaptation du Seigneur des anneaux, a colorisé des images d'archives pour rendre palpable la réalité du front telle que la voyaient les soldats d'alors. Le titre de son film ? They shall not grow old (« Ils ne vieilliront point »). C'est un emprunt au fameux poème For the Fallen de Laurence Binyon, dont les vers sont récités à chaque cérémonie commémorative, dans tout le Commonwealth. Nos voisins anglais célébreront d'ailleurs, eux aussi, le « Day of Remembrance ». Ils ont déjà honoré, avec une admirable dignité, leurs morts de Picardie, dans la cathédrale d'Amiens, cet été. Le prince Harry et Theresa May étaient présents pas Macron ni Philippe. Ce 11 novembre, comme chaque année, une pluie de coquelicots tombera sur le Royaume-Uni, et au fracas des obus de jadis répondront. Le pas et la fanfare de défilés militaires. Ils n'ont pas nos scrupules, et ils ont bien raison.

They shall not grow old. Dans la langue de Molière, cela se dit, ou plutôt, cela doit se crier, pour nos 1 400 000 défunts : « Debout les morts ! ».

François La Choüe monde&vie 15 novembre 2018 n°962

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