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Amiens, un vertige si français

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1220-2020 : la cathédrale d'Amiens fête cette année ses 800 ans. Retour sur cette fascinante « Bible de pierre », destination incontournable pour les inconsolables amoureux de Notre-Dame de Paris.

Une à une, elles s'illuminent. À quelques heures du concert organisé le 8 décembre, les bénévoles s'activent pour allumer quelques-unes des cinq mille bougies disposées dans la cathédrale d'Amiens. La nef, le chœur ainsi que les chapelles latérales se parent de leur douce lumière. Ce soir, l'édifice accueille les Londoniens du Tenebrae Choir, connus pour leur magistrale interprétation du Miserere d'Allegri. Dans l'obscurité, les veilleuses surgissent comme des crépitements au fond de l’âtre. L'intérieur prend des couleurs chaleureuses, intimes. D'ordinaire, on ne voit qu'une lumière franche, et du blanc, étincelant, altier, tutoyant les cimes en s'élevant jusqu'aux voûtes. Jadis, Notre-Dame d'Amiens était pourtant colorée, comme ses sœurs Chartres et Paris, ou les colonnes d'Athènes ou d'Agrigente. Il est bientôt 20 heures, et plus de deux mille personnes s'apprêtent à pénétrer dans la nef majestueuse. Notre-Dame d'Amiens célébrera, en 2020, ses 800 ans.

Une prouesse technique

Les chiffres, même austères, en disent long une flèche culminant à 112 mètres et une hauteur sous voûte de plus de 42 mètres, la plus vertigineuse de France. 145 mètres de long, 70 de large au niveau du transept. Autre donnée exubérante : la superficie de 8000 m2. Le plus fou, c'est que ces dimensions gargantuesques n'ôtent rien à la mesure, à l'harmonie ni à l'élégance de l'ensemble. La genèse de cette entreprise ? La volonté d'honorer Dieu et de faire rayonner son Église. Bâtir la plus somptueuse cathédrale du temps. Derrière ce défi, il y a un homme : Evrard de Fouilloy, évêque-bâtisseur au temps de Philippe Auguste. Vers 1218, il décide de préparer le chantier, dans une France du nord en ébullition. Depuis le XIIe siècle, « l'art français » - opus francigenum - conquiert les villes. À Amiens, la cathédrale romane n'est plus adaptée au succès du sanctuaire. Quelques années plus tôt, en 1206, un certain Walon de Sorton a fait un incroyable présent à son diocèse. Revenu de croisade, il lui offre une insigne relique : le chef de saint Jean-Baptiste. Dès lors, on comprend mieux pourquoi Evrard de Fouilly ne compte reculer devant aucun gigantisme quant à l'édification de sa cathédrale. Peut-être a-t-il, en outre, été influencé par les discussions avec ses pairs évêques, lors du concile de Latran de 1215. Ses successeurs continueront la grande entreprise Geoffroy d'Eu, Arnoul de la Pierre, Gérard de Conchy… Tous, gouverneurs de leur diocèse et bâtisseurs. Mais l'évêque n'est pas seul. Il partage la cathédrale avec les chanoines du chapitre. Et, si c'est l'évêque qui a la lourde tâche de trouver les financements pour la construction, les chanoines, eux, doivent à la fois superviser les travaux et pourvoir à l'entretien des lieux. À la tête du chapitre, un homme de caractère Jean d'Abbeville. Grand prédicateur, il sera successivement, au cours de sa vie, patriarche latin de Constantinople, fonctionnaire à la Curie romaine ou encore diplomate auprès de l'empereur germanique Frédéric II !

Ce sont des hommes énergiques qui président aux destinées du chantier, et nomment comme maîtres d'oeuvre la crème des architectes, des techniciens au sommet de leur art : Robert de Luzarches, Thomas et Renaud de Cormont. Hommage leur est rendu à travers le fameux Labyrinthe, référence à Dédale, architecte du roi Minos. On ignore cependant le nombre des ouvriers, variable selon les saisons et les besoins d'un chantier qui aura duré soixante-huit ans. La première pierre est posée en 1220, et l'édifice achevé en 1288. C'est rapide. Pour tenir cette cadence, les bourgeois locaux ont mis la main à la poche. À Amiens, le Moyen Âge est une aventure commerciale. Ville-frontière au nord du royaume, bourgeoise et fidèle au roi, elle est idéalement située entre Paris, les foires de Champagne et les Flandres. On y cultive, exploite et vend la « waide », fleur sauvage procurant un pigment bleu remarquable, bien moins onéreux que le lapis lazuli. Ce « bleu d'Amiens » fait les beaux jours de la ville et plait à la Couronne blasonnant d'azur. Marchands fortunés et familles échevinales participent à l'essor du chantier en finançant les travaux. C'est toute une ville qui participe à l'entreprise sacrée.

Une Bible de pierre

Le résultat est inégalé. Il y a les volumes bien sûr à l'intérieur de la cathédrale amiénoise, on pourrait faire rentrer deux fois son homologue parisienne ! On pourrait être écrasé par ces volumes herculéens, mais il n'en est rien. Dans le maître-livre Amiens. La grâce d'une cathédrale (éd. La Nuée bleue), l'universitaire Dany Sandron explique : « Non seulement la nouvelle cathédrale dépasse en dimensions tout édifice antérieur, mais la légèreté et l'élégance de son architecture, plus dématérialisée que jamais au profit de la lumière, traduisent à merveille l'élan de foi d'une Église triomphante ». Contrairement à d'autres cathédrales de la même époque, à Amiens, on privilégie le vertige et l'élégance de l'intérieur à la masse d'imposantes tours. Son élévation à trois niveaux permet à la nef de s'étirer vers le haut, alliant gigantisme et équilibre. La hauteur est permise par l'emploi, dans les parties supérieures, d'une craie tendre amiénoise. Quant au voûtement d'ogive, cette technique est exploitée jusqu'à la limite des possibilités de l'époque, à telle enseigne que l'auteur anglais John Ruskin parle d'« église ogivale par excellence ». Métaphore de la Jérusalem céleste, la cathédrale est baignée de lumière et tutoie des hauteurs célestes.

Ce n'est pas tout. Dans un monde médiéval haut en couleurs, Notre-Dame d'Amiens offre un catéchisme de pierre à portée des fidèles. Véritable massif taillé en dégradés, la façade occidentale est d'une rare richesse. À Amiens, une profonde unité lie les trois porches rien n'interrompt les rangs des statues et des soubassements sculptés tout le long de la façade. Trinité, unité : tout est symbole. L'histoire du Salut est synthétisée, depuis la Création jusqu'à l'avènement du Royaume des Cieux. Planté devant les portails, le fidèle voit défiler devant lui un condensé de foi et une foule de conseils de bonne vie. Le Portail central, celui du Jugement dernier, est le plus évocateur. On s'attache, sur les soubassements, à distinguer d'utiles paires de vices et de vertus (exemple : la Charité dominant l’Avarice). On contemple, au trumeau, le « Beau Dieu » bénissant le visiteur et écrasant un lion et un aspic. Il est entouré des douze apôtres, imitateurs du Christ jusqu'au martyre. La ressemblance au Christ est sculptée dans la pierre picarde. Juste au-dessus, trône le Christ-Juge. Enfin, au sommet du tympan, domine le Christ au glaive à double tranchant (Apocalypse). Les portails nord et sud, eux, sont respectivement consacrés à saint Firmin (fondateur du diocèse) et à la Vierge, et surmontés d'une rose et d'une majestueuse galerie des rois. Cette façade, véritable « livre à comprendre », a été chantée par John Ruskin. Auteur en 1885 de The Bible of Amiens (traduit en français par Proust), il veut « mettre en lumière l'influence de l'Église au XIIIe siècle ». Contant les origines gallo-romaines et franques de la France, tout autant que le développement du christianisme en Orient et à Rome, Ruskin cherche « l'influence de la Bible sur l'humanité », principalement « par les grands arts de l'Europe à leur apogée ». Et, selon cet érudit, le meilleur exemple est à Amiens, sa cathédrale résumant la hauteur d'âme d'un Moyen Âge spirituel qu'il oppose volontiers à la médiocrité de l'âge industriel et aux vices du libéralisme. Quittant la ville en train, il médite sur « les choses élevées qui fument » (les usines) et « celle qui ne fume pas » : la flèche.

Par-delà les âges

Impossible, en tout cas, d'évoquer la cathédrale sans raconter sa ville. Amiens n'est pas la plus connue des villes françaises, et pourtant ! Grande cité gallo-romaine (Samarobriva, c'est-à-dire « pont sur la Somme »), elle est évangélisée par saint Firmin, venu de Navarre pour mourir en martyr en Picardie. Plus tard, c'est saint Martin qui, à quelques mètres de l'actuelle cathédrale, partage son manteau. Les racines de la foi y sont profondes. La ville évolue, la cathédrale aussi : il faudrait conter aussi le dallage médiéval, l'énorme orgue du XVe siècle, la clôture de chœur et les stalles de bois du XVIe siècle… Touchée par les Guerres de religion - les Huguenots pillent légèrement le sanctuaire, mais la ville s'affirme comme bastion de la Contre-Réforme catholique -, la Vieille dame connaît quelques soubresauts à la Révolution. Relativement peu dégradée, elle est toutefois transformée en temple idolâtre. Le XIXe verra d'importantes restaurations mises en œuvre, sous l'égide de Viollet-le-Duc.

Mais c'est surtout le Siècle de 1914 qui la met à rude épreuve : l'orage d'acier s'abat sur la Picardie. La cathédrale en sort miraculeusement indemne. Poumon vital aux portes du front, la capitale picarde est une ruche où se côtoient soldats français, britanniques et de tout le Commonwealth. Notre-Dame reste un repère. L'édifice a gardé mémoire des Tommies anglais et des Australiens de l'ANZAC. Derrière le chœur, la « chapelle des Alliés » conserve leur souvenir comme un trésor inaltérable. On célèbre aussi la mémoire du maréchal Leclerc, héros de 44 et enfant du pays. Synthèse de « l'art français », la cathédrale puise ses racines aux tréfonds du sol national pour s'élancer vers la patrie céleste. Et l'on rêve et l'on prie, au cœur de cette fascinante forêt de pierre. Si élégante, si française.

Amiens, « La grâce d'une cathédrale », La Nuée Bleue, 2013, 512 pages www. notredameamiens.fr/800-ans/

François La Choüe monde&vie 26 décembre 2019 n°980

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