La pensée dominante fait aujourd’hui une lecture anachronique de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. En son temps, la loi de 1905, rupture unilatérale du Concordat de 1801, ne fut jamais négociée avec la hiérarchie catholique. Solennellement condamnée par le pape Pie X, la loi de Séparation parachevait vingt-cinq années de mesures laïcistes imposées à la France par des gouvernements anticléricaux.
« La République française s’est construite autour de la laïcité » , affirmait, en 2003, la première phrase du rapport Stasi : il serait plus juste de dire que la République française s’est construite autour de l’anticléricalisme. Un tel aveu, cependant, ne peut être attendu d’instances officielles qui ont tout intérêt à masquer que, pour les hommes qui prirent le pouvoir à la fin des années 1870, la laïcité était une philosophie de combat contre le catholicisme.
« Le cléricalisme, voilà l’ennemi » , proclame Gambetta, à la Chambre des députés, le 4 mai 1877. L’anticléricalisme, au XIXe siècle, est à tout la fois l’héritier de l’esprit antichrétien de la grande Révolution et le fruit de sa propre époque, puisque les anticléricaux croient sincèrement que les progrès de la science vont dissiper les brumes obscurantistes de la foi chrétienne. Sous le Second Empire, cristallisé en force politique, l’anticléricalisme s’identifie à l’idée républicaine. S’il s’affirme, c’est en raison de la bienveillance dont jouit l’Eglise auprès de l’administration de Napoléon III, puis, après 1870, auprès de la République conservatrice de Thiers et de Mac Mahon. Mais c’est d’abord parce que le catholicisme est florissant.
Au sortir des persécutions subies pendant la Révolution, le Concordat de 1801, signé au nom de Pie VII et de Bonaparte, a garanti la liberté de culte et déclaré le catholicisme « religion de la grande majorité des Français » . Ce Concordat assujettit le clergé à l’Etat, notamment par les articles organiques de 1802 (lois imposées par Bonaparte et jamais reconnues par l’Eglise), mais il assure une sécurité à l’Eglise. Les fruits sont là : renaissance du clergé séculier et essor des congrégations (ces dernières, non concernées par le Concordat) confèrent une grande visibilité au catholicisme. En 1878, pour 38 millions d’habitants, la France compte 56 000 prêtres diocésains, 30 000 religieux et 130 000 religieuses. Grâce à la loi Guizot (1833) et à la loi Falloux (1850), la religion a toute sa place dans l’enseignement, tandis que l’Eglise multiplie les œuvres sociales.
En 1876 et en 1877, à la Chambre, la majorité passe à gauche. En 1879, le président de la République, Mac Mahon, est contraint de démissionner. Jules Grévy – un vrai républicain – lui succède. Dorénavant, le chef de l’Etat, le président du Conseil, les ministres et la majorité des parlementaires seront républicains, au sens que revêt alors le mot : jusqu’en 1914, l’Etat sera aux mains de la gauche anticléricale.
L’offensive contre l’Eglise commence dès mars 1879, quand Jules Ferry, le ministre de l’Instruction publique, dépose un projet de loi qui interdit d’enseignement les membres d’une congrégation non autorisée. Rejeté par le Sénat, ce projet se transforme, en 1880, en décrets ordonnant la dissolution des jésuites et demandant aux autres congrégations de présenter une demande d’autorisation. Les congrégations masculines non autorisées sont dissoutes : 261 couvents sont fermés, 5600 religieux expulsés.
Rendue gratuite en 1881, l’école primaire publique devient obligatoire et laïque en 1882 : l’enseignement religieux y est supprimé. En 1886, la loi Goblet, chassant les instituteurs ecclésiastiques, interdit d’enseignement 3000 frères des écoles chrétiennes et 15 000 religieuses.
La deuxième vague de l’offensive anticléricale surgit à la fin des années 1890, dans les remous de l’affaire Dreyfus. En 1899, Pierre Waldeck-Rousseau prend la tête d’un gouvernement qui, s’appuyant sur les radicaux – parti intimement lié à la franc-maçonnerie – leur donne des gages sur le terrain religieux.
En 1900, la congrégation des assomptionnistes, propriétaire de La Croix, journal qui fut en pointe dans le camp antidreyfusard, est dissoute. Waldeck-Rousseau vient de déposer un projet de loi qui constitue une guillotine pour l’ensemble des communautés religieuses. Cette loi, qui va devenir la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, est libérale pour les citoyens ordinaires : une déclaration en préfecture suffit à donner une existence légale à une association. Pour les associations religieuses, la loi est liberticide, puisqu’elle les contraint à obtenir leur autorisation d’un vote au Parlement. 30 000 religieux et 130 000 religieuses sont menacés. Ceux qui refusent de se soumettre choisissent l’exil. D’autres préfèrent la sécularisation (vivre dans le siècle en habits civils, en restant fidèle à ses vœux et en maintenant des liens de communauté), expérience souvent désastreuse. D’autres congrégations – les dominicains, les capucins, les cisterciens, certains bénédictins, la quasi-totalité des congrégations féminines – déposent une demande d’autorisation.
En 1902, Emile Combes forme le gouvernement. Ancien séminariste, cet homme qui a perdu la foi de sa jeunesse s’est transformé en adversaire de l’Eglise. Médecin, membre du parti radical, élu local bien implanté dans son département de Charente, il est un produit typique de cette classe moyenne pour qui la promotion sociale se confond avec les valeurs de la IIIe République. Dès son accession au pouvoir, appliquant de manière stricte la loi de 1901, il fait fermer 3000 écoles catholiques.
En 1903, la Chambre repousse la totalité des demandes d’autorisation des congrégations, à l’exception des missionnaires dont le régime a besoin pour son entreprise coloniale. Expulsées de leurs couvents, leurs biens saisis, la plupart des communautés s’exilent en Europe ou en Amérique du Nord. En 1904, une dernière loi étend l’interdiction d’enseigner aux congrégations jusqu’alors autorisées. Entre 1901 et 1904, 17 000 œuvres congréganistes (écoles, dispensaires, maisons de charité) auront été fermées, et de 30 000 à 60 000 religieux et religieuses ont dû quitter la France.
C’est dans ce contexte que va intervenir la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Combes a longtemps fait partie des anticléricaux qui, jugeant que le Concordat permet de contrôler l’Eglise, sont partisans de son maintien. Mais un bras de fer l’oppose au Vatican à propos de la nomination des évêques, Pie X refusant l’institution canonique aux candidats présentés, en vertu du Concordat, par le chef du gouvernement. D’autre part, alors que la papauté n’a pas reconnu l’annexion des Etats pontificaux par l’Italie, la visite du président de la République, Emile Loubet, à Rome provoque la rupture des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la France. Fin 1904, Combes dépose un projet de Séparation. L’affaire des fiches vient cependant d’éclater : on a découvert que le ministère de la Guerre espionnait les officiers avec la complicité du Grand Orient, système qui permettait de priver d’avancement les catholiques. Ce scandale provoque la chute du cabinet Combes : c’est son successeur, Maurice Rouvier, qui reprend le dossier de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. La loi, défendue par son rapporteur, le socialiste Aristide Briand, est votée à la Chambre le 3 juillet 1905. Après passage au Sénat, elle est promulguée le 9 décembre 1905.
Stricto sensu, cette loi ne crée rien. C’est une loi en creux, dont la philosophie tient dans les deux premiers articles. Il est d’abord mis fin à la notion de culte reconnu : le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme perdent ce statut qui était le leur depuis le Premier Empire. La loi supprime ensuite le budget des cultes : le clergé catholique, les pasteurs luthériens ou calvinistes et les rabbins cessent de recevoir un traitement de l’Etat. Si la République reconnaît la liberté de culte, l’Etat (en théorie au moins) ne veut donc plus avoir affaire avec la religion, qui est reléguée dans la sphère privée. Les autres articles de la loi de 1905 règlent des questions de police des cultes ou d’attribution des biens ecclésiastiques : ces derniers, propriété de l’Etat ou des communes depuis la Révolution, affectés au clergé par le Concordat napoléonien, doivent être remis à des associations cultuelles qui en assureront la gestion, la puissance publique en conservant toutefois la propriété.
Alors que l’épiscopat français est prêt à se soumettre à la loi, Pie X, en février 1906, par l’encyclique Vehementer Nos, condamne la séparation de l’Eglise et de l’Etat comme contraire à l’ordre surnaturel. Le pape proteste contre cette rupture unilatérale du Concordat, et critique une loi qui prétend confier l’administration du culte public à des associations de laïcs, détruisant le principe hiérarchique de l’Eglise.
A l’instar du Souverain Pontife, une bonne partie des fidèles à choisi la résistance. En février et mars 1906, les inventaires des biens ecclésiastiques, prévus par la loi de Séparation, provoquent de violents incidents à Paris et en province : la crise se solde par 300 condamnations à des peines de prison, par la démission de dizaines de fonctionnaires, d’officiers ou de maires, et ne prend fin que parce que la mort d’un manifestant, dans le Nord, force le gouvernement à interrompre la procédure.
En août 1906, une seconde encyclique de Pie X interdit de constituer les associations cultuelles prévues par la loi. En décembre 1906, un an après sa promulgation, la Séparation entre en vigueur. Les protestants et les juifs ont formé leurs associations. Mais le refus des catholiques met l’Etat dans l’embarras. A qui remettre les biens de l’Eglise ? Dans quel cadre légal le culte catholique pourra-t-il s’exercer ? La messe deviendra-t-elle un délit ? L’Etat ou les communes, propriétaires des évêchés et des séminaires, s’en attribuent l’usage : leurs occupants sont expulsés. Mais vider les églises, ce serait la guerre civile. Dès 1907, la République est contrainte d’adopter de nouvelles lois qui, corrigeant le texte de 1905, laissent les édifices du culte (dont la puissance publique reste propriétaire) à la disposition du clergé et des fidèles, le culte étant assimilé aux réunions publiques. En 1908, la loi autorise les pouvoirs publics à entretenir les cathédrales et les églises. Libéralisme du législateur ? Non, c’est l’intransigeance de Pie X et la résistance des catholiques qui ont contraint l’Etat a trouvé une solution de compromis.
Bilan de la Séparation ? Contrasté. D’un côté, l’Eglise a perdu son rang officiel dans l’espace public. Sur le plan matériel, le préjudice est énorme : outre le patrimoine spolié (évêchés et séminaires), la disparition du budget des cultes livre le clergé à la générosité aléatoire des fidèles. Mais d’un autre côté, l’Eglise a retrouvé la liberté de nommer ses évêques, et bénéficie d’une liberté de plume, de parole et de réunion que ne menacent plus des articles organiques datant de Napoléon. Et avec le temps, la prise en charge des frais d’entretien des églises par l’Etat ou les communes s’avérera une aubaine…
La Grande Guerre mettra fin à trente années d’anticléricalisme d’Etat. En 1920, les relations diplomatiques avec le Saint-Siège sont rétablies. En 1923, un accord intervient entre Paris et le Vatican, accord ratifié, en 1924, par une encyclique de Pie XI (Maximam gravissimamque) : la gestion des biens ecclésiastiques est confiée aux associations diocésaines, présidées par les évêques et reconnues par le droit français. En 1940 et 1942, les lois anticongréganistes sont levées par le gouvernement du maréchal Pétain, mais en reprenant un projet étudié par Daladier en 1938 : en 1945, personne ne reviendra sur le sujet.
Au fil des ans, la question scolaire demeurant un brandon de discorde, un modus vivendi s’instaurera entre l’Eglise et l’Etat. Bien que le mot n’y figure pas, la loi de 1905 est considérée comme l’acte de naissance de la « laïcité à la française ». Celle-ci se caractérise – sur le plan des principes – par le fait que l’Etat n’est lié à aucune religion et qu’il refuse toute mention de Dieu dans ses textes officiels. Dans la pratique (notamment administrative), la réalité est plus nuancée : depuis 1905, les échanges n’ont jamais cessé entre l’Etat français et le catholicisme.
Maintenant, dans une société pluraliste et déchristianisée, les catholiques français sont nombreux à s’être approprié le terme de laïcité. Ils sont moins nombreux à être conscients que le sens que lui attribue l’Eglise depuis Pie XII (le respect mutuel du temporel et du spirituel) ne correspond pas à la définition historique de la laïcité française, qui veut exclure le spirituel de toute dimension sociale en réduisant la religion à une opinion privée. Combien de catholiques mesurent-ils que l’ambiguïté sémantique autour de la laïcité dissimule une opposition de principes qui, pour l’Eglise, reste grosse de tous les dangers ?
Jean Sévillia
Sources : La Nef (Edition du vendredi 1 juillet 2005)
https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/la-face-cachee-de-la-loi-de-1905/