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Jean de Viguerie, lumière sur la vraie patrie

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Rappelé à Dieu mi-décembre, l’historien Jean de Viguerie lègue une œuvre foisonnante. Ses livres sont des boussoles essentielles pour quiconque souhaite s'émanciper des fausses idoles révolutionnaires.

Le Passé ne meurt pas. C'est le titre du dernier ouvrage de Jean de Viguerie, publié en 2016 (Via Romana). Son auteur est mort le 15 décembre, à Montauban. Homme du XXe siècle, il y avait chez lui cette gentilhommerie propre à l'Ancienne France qui était son objet d'étude. Jean de Viguerie, à l'instar d'un Xavier Martin ou d'un François Bluche, était un de ces auteurs attachants, plaisants à lire et écouter, mais aussi accessible à son public une intelligence toute française. L'historien du droit Philippe Pichot-Bravard, avec qui il s'était lié d'amitié, loue un maître « toujours soigneux de répondre à ses lettres et de recevoir ses hôtes, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir du caractère, demeurant ferme sur les principes et le respect de la vérité ». Enseignant aux Universités d'Angers et de Lille, ne ménageant pas sa peine auprès de ses étudiants, il fut un intellectuel engagé et chrétien. La transmission était sa vie, comme métier et comme objet de recherche. Jugez donc L'institution des enfants : L’éducation en France XVII-XVIIIe siècle (1978),

L'Église et l'éducation (2001) ou encore Les Pédagogues (2011). Il travaillait sur l'influence des idées sur les mentalités, et la manière dont l'ancienne mentalité a été minée par une crise morale dès le XVIIe. On décèle, dans ces livres, combien le vrai métier d'historien - l'enquête, nous dit Hérodote - animait Jean de Viguerie, décidé à pourfendre les idéologies.

Itinéraire

À contempler la vie de l'historien, à lire ses œuvres, on observe qu'elles se nourrissent l'une de l'autre. Non pas que les préjugés privés de l'auteur déforment ses lunettes de chercheur, bien au contraire les textes, d'abord les textes, rien que les textes, telle aurait pu être la devise scientifique du Pr. de Viguerie. Mais le chercheur n'est pas une créature hors-sol. C'était un hobereau, attaché à la terre et aux idées, aux choses d'en bas comme à celles du Ciel.

Enterré à Verlhac-Tescou (Tarn-et-Garonne), Jean de Viguerie a vu le jour à Rome, en 1935. Naître dans l’Urbs prédispose-t-il au métier d'historien ? C'est pourtant dans le Midi toulousain que le jeune homme aiguise son esprit critique. À Montauban d'abord, où les abbés de Saint-Théodard - collège dont « on ne sort pas mécréant » - aiguisent son intérêt pour la Révolution. À Toulouse, en prépa, il rencontre son maître, le thomiste intransigeant Louis Jugnet. Si Viguerie, dans ses souvenirs, insiste sur les bons pères et sur Jugnet, c'est parce qu'il connaît la valeur des maîtres, de ceux qui, donnant des repères et une méthode, permettent à l'intelligence de se déployer. Existent aussi de mauvais maîtres : Jean de Viguerie s'est efforcé de les combattre. C'est presque un miracle que notre auteur ait pu survivre dans le milieu singulier des Facultés de lettres post-mai 68. Cette insurrection en peau de lapin, l'universitaire l'a vécue au plus près, lorsqu'il était assistant à la Sorbonne. Il y voyait la conséquence logique d'événements récents, la guerre d'Algérie, et d'autres plus lointains : « la civilisation de la consommation ».

Subversion révolutionnaire

Jean de Viguerie a composé des biographies (Louis XVI, Madame Elisabeth), des monographies, des articles, un dictionnaire du siècle des Lumières, et tenu des conférences. Mais pour un large public, son nom demeure indissociable des Deux patries (DMM, 1998). Loin d'être un brûlot, l'œuvre est un dense recueil de citations, fruit d'un patient travail de bénédictin. L'ouvrage est un monument d'analyse de la subversion sémantique révolutionnaire. « Appliquant à la lecture de la modernité la méthode thomiste, il décortique efficacement des mythes nous semblant naturels alors qu'ils sont subversifs », note Pichot-Bravard. L’objet de l'étude ? L’évolution du vocable de « patrie » en France, du Moyen Âge à nos jours. Ouvrage à tiroirs, il présente d'abord une solide ligne de crête opposant deux patriotismes antagonistes le traditionnel et le révolutionnaire. Le patriotisme traditionnel, héritier des Anciens et de la pensée chrétienne médiévale, renvoie à une patrie charnelle, maternelle, nourricière. Concrète, elle porte des vertus hautement estimables honneur, chevalerie. « France abondante et fertile […], heureuse et féconde maison, mère de tant de rois, de tant de riches villes et de tant de troupeaux par les plaines fertiles », chante Ronsard. La patrie révolutionnaire, elle, n'est qu'idée et mots. Déjà, au XVIIe siècle, le grammairien Richelet annonce que « la patrie est partout où l'on est bien ». Un siècle plus tard, sous la Révolution, ce cosmopolitisme fait florès. Modérés ou terroristes, hommes de 89 ou de 93, tous communient dans cette exaltation d'une patrie idéale et universelle, artificielle, moteur du genre humain avec lequel la France, rendue abstraite, est appelée à se confondre. La patrie, désormais, ce sont les droits de l'homme. Ces utopies ont le goût du sang, car la patrie révolutionnaire est en danger et appelle ses enfants aux armes. Le citoyen est d'abord un soldat, et la Patrie de Robespierre est une passion sanglante. Patrie : le mot reste, le sens est renversé. La Harpe, académicien contemporain de la Révolution, écrit d'ailleurs que « le propre de la langue révolutionnaire est d'employer des mots connus, mais toujours en sens inverse ». Héritier des analyses d'Augustin Cochin, Viguerie en élargit le spectre pour s'intéresser aux XIXe et XXe siècles. Citant d'innombrables sources, l'historien rappelle que la patrie de Bonaparte n'est pas si glorieuse, et que l'Empereur use, à propos d'elle, d'un « ton cynique, presque de souteneur ». « Je n’ai qu'une passion, écrit Bonaparte, qu'une maîtresse, c'est la France je couche avec elle. Elle ne m'a jamais manqué, elle me prodigue son sang et ses trésors. Si j'ai besoin de cinq cent mille hommes, elle me les donne ». Comment pourrait-il en être autrement, alors que la « patrie mixte » d'un Napoléon, ou plus tard d'un Gambetta, est héritière de la nation en armes, artisane de la « guerre du droit » ?

Requiem et résurrection

On sent poindre la Grande Guerre. C'est là que gît la controverse des Deux patries. Viguerie, issu d'une famille monarchiste, n'a rien d'un anti-maurrassien. Mais, soucieux des textes, il décèle que Maurras et les siens, bien qu'antirépublicains, ont néanmoins été contaminés par quelques éléments du nationalisme révolutionnaire. Il y a le scientisme de Maurras - critique ancienne - mais, surtout, Viguerie note une certaine naïveté des nationalistes intégraux quant à la profondeur de la subversion de 1789. Selon lui, les maurrassiens de 1899-1914 n'en ont pas pris la pleine mesure et, dès l'entrée en guerre, se sont laissés abuser par le pouvoir. Viguerie se livre à une critique en règle de l'Union sacrée les Républicains ont usurpé les oripeaux de la vieille patrie et fait adhérer la droite à une guerre idéologique contre les empires centraux. À cette occasion, la nouvelle patrie a bénéficié du capital positif de la vieille patrie enracinée (le culte johannique, par exemple). Pourtant, nos morts ne sont pas tombés pour rien, ils entendaient défendre le foyer face à l'envahisseur. À la parution des Deux patries, une polémique a donc éclaté. Madiran, notamment, s'est ému des conclusions de Viguerie. Ce dernier ne manque cependant jamais de respect aux 1 300 000 morts de la Grande Guerre, mais conclut que « la pensée nationaliste et la pensée catholique se sont engagées à fond dans "la guerre du droit" et ont obtenu des familles le consentement que tous les politiciens réunis n'auraient jamais réussi à leur arracher, le plein consentement à l'immolation de leurs enfants ». Appliquant à l'Union sacrée sa définition précise du nationalisme révolutionnaire, Viguerie accouche de vérités dérangeantes et urticantes. Tel est le fruit du recul de l'historien et cela n'enlève rien à l'honneur des Poilus. Après quelques années de vifs remous, la plupart des critiques se sont tues, se rangeant à l'avis de Viguerie. La querelle a été soldée.

De telles analyses pourraient sembler lointaines. Il n'en est rien. Les racines de nos maux sont profondes, et l'idéologie diversitaire triomphante est, elle aussi, un produit des utopies de la patrie révolutionnaire. Le cosmopolitisme de 1789 a muté, la guerre d'Algérie ayant achevé de rompre le lien subsistant entre patrie (ancienne ou nouvelle) et Armée. Du citoyen-soldat mourant aux frontières pour la patrie des droits de l'homme, on est passé au citoyen-humain déraciné et sans frontières (Histoire du citoyen, Via Romana, 2014). Ce « patriotisme révolutionnaire nouvelle manière », sous couvert de main tendue aux peuples opprimés, constitue une entreprise de déconstruction de ce qui reste de la patrie charnelle. « La patrie sera le genre humain » : on en contemple les fruits chaque jour.

Pessimiste, Jean de Viguerie ? Sa conclusion des Deux patries, affirmant la mort de la France, peut heurter. Toutefois, « en opposant la France à la patrie révolutionnaire, il montre comment la seconde a détruit la première », observe Pichot-Bravard, notant que le constat est « attristé mais lucide; d'ailleurs, depuis Maastricht, nous sommes juridiquement morts et, spirituellement, la France est en état de pêché mortel ». Ce qui n'empêche pas une résurrection. Toute l'œuvre de Jean de Viguerie donne les clefs pour décapiter les utopies qui saignent la France depuis deux siècles. Sa rigueur, son accessibilité et sa droiture sont des modèles pour qui souhaite mener le combat culturel. Ça et là, des disciples - nous songeons à Philippe Pichot-Bravard - travaillent, à son école, contre cette conspiration du mensonge. Les maîtres ne meurent jamais.

François La Choüe monde&vie 16 janvier 2020 n°981

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