La réflexion sur le pacifisme ouverte par Flora Montcorbier et Robin Turgis nous amène à cette question peut-on vraiment supprimer la guerre et la mettre « hors la loi », comme le stipulait le pacte Briand-Kellogg, signé en 1928, par une soixantaine de nations, dont la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, le Japon, l'Allemagne et l'Union soviétique ? Éléments de réponse.
Flora Montcorbier et Robin Turgis ont écrit un bel article sur les dérives et les impostures du pacifisme « à géométrie variable ». Ils ne se prononcent pas sur le fond du débat, mais on sent bien, en les lisant, qu'ils en tiennent pour le « choix de la paix », c'est-à-dire pour un pacifisme intégral « s'opposer à la guerre non pas seulement à l'ennemi, mais aux bellicistes des deux camps »). N'importe quelle paix, autrement dit, vaudra toujours mieux que n'importe quelle guerre. Est-ce une position tenable ?
Parler de pacifisme, ainsi qu'on l'a fait d'abondance entre les deux guerres mondiales, puis à la fin des années 1970 et au début des années 1980 (à l'époque du débat sur la guerre nucléaire, des missiles Pershing-II et du slogan « plutôt rouge que mort », lorsque les pacifistes proclamaient le caractère apocalyptique de toute guerre future), soulève en fait plusieurs questions peut-on ne pas avoir d'ennemi ? Peut-on faire disparaître la guerre ? Et d'ailleurs, pourquoi y a-t-il des guerres ?
Faire la guerre à la guerre !
La guerre résulte de la montée aux extrêmes d'une situation de conflit. Imaginer un monde d'où le conflit aurait disparu, serait nourrir de grandes illusions sur la nature humaine. L'espèce humaine est essentiellement polymorphe. Cette diversité se traduit par une divergence, non seulement d'intérêts, mais aussi d'aspirations, de désirs et de besoins. Nombre de ces divergences ne sont pas négociables. Elles débouchent alors sur des conflits. Lorsque les conflits prennent la forme armée, on les appelle des guerres. C'est en ce sens que, dans l'espèce humaine, la guerre est l'une des modalités possibles de l'être social. Mais c'est aussi parce qu'un conflit est toujours possible qu'est né ce qui pouvait mettre fin au conflit - le but de la guerre, on l'oublie trop souvent, devant toujours être la paix. En d'autres termes, seule la reconnaissance du conflit fournit les moyens de le surmonter.
On sait aujourd'hui que les guerres de l'époque préhistorique étaient des guerres totales, infiniment plus destructrices encore que les guerres modernes(1). On n'y faisait aucun prisonnier. L'agressivité intraspécifique, propre aux primates supérieurs, se systématise et s'extrémise chez l'homme, qui a été très tôt porté à regarder l'Autre comme n'appartenant pas à la même espèce que lui (c'est le phénomène de « pseudo-spéciation culturelle » bien décrit par Irenàus Eibl-Eibesfeldt, qui a encore été aggravé par les techniques de propagande modernes). Dès le paléolithique, les hommes se sont fait la guerre, et pas seulement en vue d'un accès à des ressources présumées rares(2). Mieux encore, le premier outil utilisé par l'homme pourrait bien avoir été une arme.
Montcorbier et Turgis montrent très bien que les pacifistes, lorsqu'ils déclarent la « guerre à la guerre », ne sortent pas du modèle de la guerre. Ils font seulement la « guerre au nom de la paix ». Il est d'ailleurs frappant que telle ait été la devise « Guerre à la guerre ! » du journal anarcho-pacifiste La Patrie humaine, « grand hebdomadaire du pacifisme intégral », créé en novembre 1931 à l'initiative de Victor Méric, où écrivit notamment Jean Giono (mais aussi Félicien Challaye, Sébastien Faure, Maurice Rostand, Henri Jean, Victor Margueritte, etc.). On rejoint ici les paroles de L'Internationale : « Paix entre nous, guerre aux tyrans »... Le pacifisme, dans ces conditions, se présente nécessairement comme une menace : si les « fauteurs de guerre » ne renoncent pas à leurs coupables projets, ils seront anéantis par les forces de la paix !
À supposer qu'on se refuse à faire la « guerre à la guerre », il ne reste comme position possible que l'appel à l'objection de conscience, à la non-violence et à la non-résistance, même en cas d'agression caractérisée. On a certainement le droit d'adopter pareille attitude à titre individuel. Mais à titre collectif ? Un pays ou un peuple qui proclamerait, par principe, qu'il ne s'opposera à aucune agression, s'exposerait bien entendu à en être rapidement la victime, se livrant ainsi par avance aux fers de l'ennemi : rien ne stimule davantage l'élan agressif que la faiblesse supposée de la proie. C'est ce que Wu Ch'i, maître dans l'art politique et militaire, avait déjà fait observer à son prince, au Ve siècle av. notre ère : « Jadis le seigneur de la tribu Ch'eng Shang mettait toute son application à cultiver ses vertus et il renonçait aux choses militaires; il en résulta que son État fut exterminé ». Les situations de guerre et de paix ne relèvent pas uniquement de choix individuels, mais sont la conséquence d'un rapport de forces objectif entre des collectivités.
« Nier l'ennemi, c'est nier la paix »
Julien Freund l'a rappelé cent fois il ne dépend nullement de nous de ne pas avoir d'ennemi. Il suffit en effet que quelqu'un me désigne comme son ennemi pour que je devienne le sien. Freund ajoutait que, lorsqu'il n'y a plus d'ennemi, il n'y a plus personne avec qui faire la paix. En ce sens, « nier l'ennemi, c'est nier la paix »(3). Au surplus, le conflit n'est pas nécessairement destructeur, il peut être aussi créateur de socialité. Il peut avoir pour fonction d'instaurer la justice, ou remplir d'autres « fonctions d'espèce ». Inversement, le refus du conflit peut avoir pour résultat dé perpétuer une injustice ou un statu quo pérennisant l'avantage du moment. Stigmatiser le conflit au prétexte qu'il peut conduire à la guerre, c'est n'en voir qu'un aspect. Il est tout aussi irréaliste de stigmatiser la force au nom du droit, puisque le droit ne peut avoir d'autre garantie que la force nécessaire pour l'imposer.
Impuissance du pacifisme
On a publié des dizaines de livres sur les causes de la guerre. L'explication la plus convaincante est aussi la plus simple les peuples se font la guerre parce qu'ils veulent la faire, non parce que des esprits diaboliques, des castes guerrières ou des marchands de canon les poussent à la faire. Supprimer la guerre, la mettre « hors la loi » dans les relations internationales, c'était l'objectif du pacte Briand-Kellogg d'août 1928, qui fut signé par soixante-trois nations (y compris l'Allemagne et l'Union soviétique) avec les brillants résultats que l'on sait.
Le pacifisme, religion de l'homme, ne manque pas de noblesse quand il est sincère. Force est néanmoins de constater qu'au cours de l'histoire, il n'a jamais été en mesure de formuler aucune proposition concrète permettant d'assurer la paix. J. M. Muller, animateur du Mouvement pour une alternative non violente, l'avait naguère reconnu : « Dans la mesure même où le pacifisme s'exprime à travers des exorcismes, il avoue son impuissance à changer l'histoire [...] Le pacifisme procède, en réalité, d'une vision idéaliste et moraliste de l'histoire. Le discours pacifiste est tenu en un lieu a-historique où sont absentes les contraintes de l'action »(4). Son problème, comme l'avait également bien remarqué Julien Freund, est de croire que l'on peut résoudre le problème de la guerre et de la paix par des voies autres que celles de la politique (celles de la science, du commerce, de l'expertise technicienne, de la morale, de la religion, de l'amour, de la raison, etc.). On connaît la célèbre formule de Clausewitz : « La guerre n'est rien d'autre que la poursuite de la politique par d'autres moyens ». Certains ont tenté de la renverser, en affirmant que la politique n'est qu'une autre forme de la guerre, ce qui est moins convaincant. Il reste que « la paix et la guerre relèvent, au premier chef de la politique » (Julien Freund), car la politique constitue la seule activité humaine qui permette d'éviter le recours à la guerre. Bien entendu, on peut aussi rêver d'abolir la politique. Mais la « société internationale » - rêve de tout « cosmopolitisme humanitaire » - qui en résulterait ne serait pas pour autant à l'abri des conflits armés les guerres étrangères y seraient simplement remplacées par des guerres civiles. Flora Montcorbier et Robin Turgis ont raison de dire leur horreur de la guerre. Pour éviter le plus possible la guerre, malheureusement, le choix qui s'impose n'est pas le choix entre la paix ou la guerre, mais plutôt entre le pacifisme et la paix.
1). Cf. Alfred Adler, « in Miguel Abensour (éd.), L'esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Seuil, Paris 1987 pp. 95-114 Lawrence H. Keeley, Les guerres préhistoriques, Rocher Paris 2002. Pierre Clastres soutenait lui-même la thèse selon laquelle « la société primitive est société contre l'Etat en tant qu'elle est société-pour-la-guerre ».
2). Les guerres, dès cette époque, ne visent d'ailleurs pas nécessairement une accumulation de richesses ou un accroissement de puissance, mais aussi bien leur limitation de part et d'autre. Claude Lévi-Strauss, dans une perspective ethnologique, soutenait de son côté qu'« il y a un lien, une continuité entre les relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques les échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l'issue de transactions malheureuses » (Structures élémentaires de la parenté, PUF Paris 1949, p. 86).
3). Julien Freund, L'essence du politique, Sirey, Paris 1965, p. 493.
4). Le Monde, 17 mars 1982.
Alain de Benoist éléments N°143 Avril-Juin 2012