Qui se souvient du massacre de la rue d'Isly, le 26 mars 1962 à Alger ? Une semaine après les accords d’Évian, censés signifier l'arrêt des combats en Algérie, le bain de sang commençait.
« Ils s'avançaient drapeaux en tête. C'était quelques instants avant la fusillade. 14h50, rue d'Isly : les manifestants en cortège sont fauchés par des rafales de FM. ». Tel était le titre qui s'étalait dans France-Soir au lendemain de la fusillade du 26 mars 1962 à Alger, huit jours à peine après la signature des accords d’Évian qui faisaient don de l'Algérie au Front de Libération Nationale (FLN). Le 19 mars 1962, date d'une défaite diplomatique et politique, est cependant commémorée comme le serait une victoire, devant l’Arc de triomphe, par la FNACA, fédération communiste d'anciens combattants. Dans de nombreuses communes de France, on trouve aussi des rues du 19 mars 1962. Un peu comme si l’on donnait pour nom à des rues les dates du 28 janvier 1871 et du 22 juin 1940, sous prétexte de commémorer les armistices qui mirent fin aux combats après les défaites françaises contre l'Allemagne. Par ailleurs, les accords du 19 mars marquent, comme l'écrit Jean Sévillia dans Historiquement correct, « le début d'une autre tragédie », qui est « longtemps restée enfouie dans la mémoire nationale, comme un secret honteux. »
Le massacre de la rue d'Isly est le premier jalon de cette autre tragédie. Des morts, des massacres, des attentats, l'Algérie en avait déjà connus bien d'autres depuis la Toussaint rouge de 1954, qui commença le conflit. Mais ceux qui vont ensanglanter le pays après les accords d'Evian en diffèrent par l'abstention de l'armée française. Jusqu’alors, elle protégeait les Européens et les musulmans loyalistes. Après le 19 mars, il n’en va plus de même.
Les blessés sont achevés sans pitié
« À partir du 19 mars au 31 décembre 1962, remarque Jean Sévillia, 3019 personnes (chiffre officiel) sont enlevées, dont près des deux tiers ne réapparaîtront jamais. (…) Au ministre Louis Jacquinot qui s’était inquiété de savoir si les Européens seraient protégés par l'armée française après l'indépendance, le général de Gaulle a répondu "Après l'autodétermination, le maintien de l'ordre public sera l'affaire du gouvernement algérien, ce ne sera plus la nôtre. Les Français n'auront qu'à se débrouiller avec lui." » Que se passe-t-il, ce 26 mars 1962 à Alger ? Les jours précédents, le quartier populaire européen de Bab-el-Oued, bastion de l'OAS, est bouclé par l'armée. Pour le désenclaver, l'Organisation appelle la population algéroise à une manifestation massive, mais pacifique, « sans armes, drapeau en tête ». Rendez-vous est donné à 15 heures au plateau des Glières - qui est pour les Algérois l'un des lieux symboliques de la défense de l’Algérie française - pour se diriger « vers le "ghetto de Bab-el-Oued" ». « Non ! Les Algérois ne laisseront pas mourir de faim les enfants de Bab-el-Oued. », affirme un tract émanant de l'OAS.
Les militaires tirent à balles réelles sur les manifestants
Avant midi, le préfet de police avertit que les forces de l'ordre « disperseront les manifestants, le cas échéant, avec toute la fermeté nécessaire ». Dès 13 heures, des barrages militaires se mettent en place dans les rues du centre ville. À cette fin sont mobilisés des troupes de marine, de l'infanterie, des CRS… Des half-tracks et des automitrailleuses surveillent les terrasses et les immeubles, des camions bloquent la rue Charles-Péguy. À partir de 14 heures, pourtant, des groupes de jeunes gens commencent à arriver et passent les cordons de soldats. La foule, composée d'hommes, de femmes et d'enfants ne cesse de grossir, brandissant des drapeaux français. Submergeant les soldats, elle dévale les rues menant au plateau des Glières, s’engage dans la rue d'Isly et se dirige vers la Grande Poste, mais se heurte à un barrage de tirailleurs algériens, commandés par un jeune lieutenant européen. Ces hommes, en majorité musulmans et parmi lesquels on compte beaucoup d'appelés, savent que le FLN a désormais gagné. Portant l'uniforme français, sans doute auront-ils des comptes à rendre. Par ailleurs, ils viennent de participer au difficile bouclage de Bab-el-Oued et sont encore sur les nerfs. Tout cela joue à n’en pas douter dans le drame qui va se dérouler.
Le jeune lieutenant accepte d'abord de laisser passer une délégation avec un drapeau, mais la foule en profite pour forcer le passage. L'apprenant, le commandant Poupat, qui commande le régiment de tirailleurs, envoie quatre sections qui forment un nouveau barrage un peu plus bas. Les soldats arrêtent la foule, tandis que, plus haut, le lieutenant parvient à rétablir le premier barrage. Une partie des manifestants sont donc coincés entre les deux cordons de tirailleurs. Entre deux feux…
Il est 14 h 50. Selon le récit que France-soir donne des faits, le lieutenant, appelé à sa voiture radio, s’absente un instant. À l'instant où il revient, rapporte le reporter de France-soir, partent les premiers coups de feu, tirés par ses hommes. En face, tout près, des manifestants tombent, touchés dans le dos à bout portant. La foule, prise de panique, reflue. Mais en un instant, toutes les armes des tirailleurs crachent la mort, utilisant des balles explosives. Les malheureux qui tentent de se réfugier dans les immeubles ou les boutiques y sont poursuivis et massacrés par les soldats hystériques, qui vident chargeur sur chargeur. On entend le lieutenant crier en vain « Halte au feu ! Halte au feu ! » Un officier tente sans succès de désarmer ses hommes pour faire cesser la boucherie. Les tirailleurs ne sont pas seuls à y participer : « De partout, on tire maintenant, raconte le journaliste de France-Soir, de la rue Charles Péguy, de l’avenue Pasteur, des jardins du square Laferrière. (…) Au carrefour de l’Agha, les CRS, à plat ventre sous leurs deux cars, jettent des rafales. »
Hommes, femmes, enfants, vieillards sont mitraillés, les blessés sont achevés sans pitié. Rue d'Isly deux brancardiers qui tentent de ramasser un blessé sont pris pour cible, l'un d’eux est blessé à la jambe. Quand le calme revient, on relève 67 morts et plus de 200 blessés.
Le journaliste de France-Soir rapporte qu'une personne comprenant l’arabe a entendu un tirailleur dire aux autres : « Attention, nous allons tirer. Il faut attendre que les camarades qui sont en travers de la rue se soient repliés vers nous. » Pourquoi avoir confié à ces hommes, qu'on savait peu sûrs, le soin de bloquer la manifestation ? Les autorités ont-elles désiré ce massacre et préparé ses conditions ? La question n'a pas eu de réponse.
Hervé Bizien monde et vie 3 avril 2010 n° 825