Le peuple de Rousseau est un peuple utopique; le malheur est d'avoir voulu appliquer les théories conçues pour ce peuple rêvé au peuple réel.
« Le peuple est souvent trompé, corrompu jamais ». Cette petite phrase a été prononcée par Marine Le Pen, le 1er mai dernier, devant la statue de Jeanne d'Arc. C'est du Rousseau dans le texte, et du « hard ». Que signifie-t-elle ? Que Rousseau reste une référence politique à droite et à gauche, que trois siècles après sa naissance il n'est pas mort pour tout le monde à gauche, mais à droite non plus.
Que signifie cette phrase? Que le peuple, sous la plume de Rousseau, n'est plus envisagé dans sa réalité concrète, au sens, dirait Joseph de Maistre, où il y a des Italiens, des Anglais, des Chinois. Dans la pensée de Rousseau, le peuple auquel il se réfère est un mythe. Car il est bien évident que les peuples réels se laissent corrompre. Les expériences totalitaires qui ont parsemé le XXe siècle sont là pour nous en convaincre. Ce peuple incorruptible, e'est l'idée du peuple et non le peuple, une idée infaillible.
On coupe les têtes d'abord avec des mots
Comment Rousseau voit-il le peuple ? La première qualité d'un peuple, pour lui, est tout aussi mythique que son incorruptibilité putative : il s'agit de l'égalité. Pour Rousseau (comme pour François Hollande dans son programme présidentiel), il est vrai de dire : « Injustice, c'est l'égalité ». Peu importe si, dans le concret, on obtient l'égalité au forceps. Le peuple ne vit dans la justice qu'en tant qu'il la réalise en son sein. Ce n'est pas facile, convient notre philosophe : « La force des choses tend toujours à détruire l'égalité, la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir ». On pourrait dire : la liberté des personnes aboutit à l'inégalité réelle. Seule la contrainte permet de réaliser ce beau projet, que Rousseau appelle justice.
Mais si Rousseau était uniquement celui qui introduit la contrainte dans la politique au nom de l'égalité, on n'en parlerait plus, on ne le citerait plus. Ce qui fait la séduction particulière de cet auteur, c'est la manière dont il donne force à cette justice égalitaire qu'il veut établir partout. Il parvient à faire de son système une sorte d'obligation morale. Pour donner force à la justice, disait Pascal, on a fait que ce qui est fort soit réputé juste. Rousseau a trouvé mieux. Son idée de la justice, il en a fait un mythe. Il préjuge que ce mythe représente la volonté d'une sorte de « Moi commun » (comme il dit), il met ce mythe de la justice-égalité au-dessus du jugement des hommes, il en fait le critère universel de jugement Et le tour est joué...
La machine rousseauiste, les Révolutionnaires l'ont bien compris, est une machine rhétorique. On coupe les têtes d'abord avec des mots, que l'on inventé pour appliquer le mieux possible ce critère universel de la justice-égalité. La Révolution française fut - à l'instigation lointaine de cet étrange penseur - la plus formidable fabrique de mots qui tuent qui soit jamais parue sur notre Planète. La Révolution russe fonctionna de la même manière. La révolution chinoise itou. Pourquoi tant de crimes ?
Joël Prieur monde&vie l6 juin 2012 n°861