Philippe de Villiers a récemment consacré une biographie au chevalier de Charrette ; il récidive avec Le Roman de saint Louis, aussi vivant et documenté que le précédent. Monde et Vie l'a rencontré.
Monde et Vie : Philippe de Villiers, pour quelles raisons avez-vous souhaité écrire une biographie de saint Louis ?
Philippe de Villiers. Je me suis intéressé à saint Louis, parce que la France va commémorer cette année le 800e anniversaire de sa naissance, le 25 avril 1214 - et je pressens que cette commémoration va passer à la trappe de l’historiquement correct. D'autre part, quand la maison s'écroule, on cherche à tâtons, dans l'obscurité, le mur porteur; et saint Louis est celui de notre pays. Il nous a laissé l'idée que nous nous faisons, aujourd'hui encore, de la légitimité, de la justice, de l'autorité, de la France.
Les Français gardent en mémoire l'image d’Épinal du roi justicier rendant la justice sous le chêne de Vincennes, défenseur des pauvres contre les puissants. Cette image correspond-elle à la réalité et qu'apporta-t-il au droit ?
Saint Louis est à la fois le dernier roi féodal, parce qu'il constate au début de son règne que les seigneuries et baronnies échappent à l'autorité du royaume, spécialement en matière de justice, et le premier roi moderne, qui fait passer le royaume de la suzeraineté à la souveraineté, en instituant ses quatre attributs : la loi, soustraite à la coutume; le droit de faire la guerre retranché aux barons, puisqu'il interdit la guerre privée; le pouvoir de battre monnaie, puisqu'il crée une monnaie nationale; enfin, au-dessus des cours baronniales et ecclésiastiques, une justice royale sous la forme d'un tribunal d'appel à ciel ouvert, que l'on appelle les plaids de la porte. Il le crée avec deux idées simples, mais très fortes : juger en équité pour faire reculer la justice de la chicane, où le droit est complice de l'injustice, et donner l'exemple d'une justice royale égalitaire dans un ordre inégalitaire. Il insiste sur la nécessité de juger entre le puissant et le pauvre en donnant un avantage au second. Deux défraient la chronique : celle de la Dame de Pontoise, et celle du sire de Coucy où, contre tous les barons du royaume, il punit les grands en protégeant les faibles. Mais il existe de nombreux autres exemples, en dehors du canal même de la justice procédurale, où saint Louis s'est porté au secours des pauvres, par exemple en se rendant chaque samedi à l'abbaye de Royaumont pour y servir les écuelles des moines à table et donner lui-même à manger au plus décharné des lépreux, le frère Liger; ou en refusant de quitter son bateau sur le point de couler, au large de Chypre, parce qu'il ne veut pas être sauvé seul en laissant à Chypre huit cents pauvres passagers qui n'auraient pas les moyens financiers d'affréter des bateaux pour revenir en France.
La piété du roi ne l'empêche pas de tenir tête au pape Innocent IV contre les empiétements théocratiques de ce pontife contre sa souveraineté. Fait-il la charnière entre la chrétienté telle que l'on avait pu la concevoir et un sentiment national en développement ?
Saint Louis a une conception très claire de la distinction entre le temporel et le spirituel, qui s'irriguent mutuellement sans se confondre. Avec courage, il fait remarquer à Innocent IV : « Vous n'êtes pas là pour déposer les rois et les empereurs. Ce n'est pas dans votre mission. » Il ajoute d'ailleurs qu'il obéit au pape dans tous les domaines qui concernent la foi, mais que le roi de France ne reconnaît aucun supérieur au temporel Avec un génie de l'anticipation, il comprend les deux grands écueils à venir : la théocratie, quand le spirituel absorbe le temporel et le totalitarisme, quand le temporel absorbe le spirituel.
Il se croise deux fois, pour reprendre les lieux saints et Jérusalem, et par deux fois c'est un échec Comment s'explique cette attirance pour Jérusalem ?
Pour saint Louis, l'Orient est premier et précède l'Occident, puisque c'est le berceau du christianisme : le corps social de la France tient au domaine de France, mais son âme est en Orient, à Jérusalem où Jésus-Christ a été crucifié et est ressuscité. Il existe donc deux France, celle du couchant, du Louvre et des cathédrales - il a lui-même composé le nombre d'or d'un peuple croisé qui donne des ailes à la pierre et celle du Levant, qui s'intègrent toutes deux à la Christianitas, dont il se considère, lui le roi des Francs, le roi des rois terrestres, comme le « bouclier », selon la formule de Philippe-Auguste. Trois raisons le poussent à partir vers la Terre sainte : il veut rouvrir la route du pèlerinage, coupée par les Sarrasins, rétablir la liberté d'accès au Saint-Sépulcre, occupé depuis le 24 août 1244, et répondre à l'appel au secours des chrétiens d'Orient, dont la situation est désespérée. S'il est resté si longtemps à la croisade, c'est parce qu'il n'a pas accepté de revenir en laissant périr dans les geôles égyptiennes 12 000 prisonniers, ses preux. Il ne raisonne pas par rapport à la réussite ou l'échec, mais par rapport à l'honneur, à la parole donnée, à la promesse tenue. Certes, il échoue à deux reprises, pour des raisons stratégiques et tactiques, mais ces échecs le grandissent aux yeux mêmes de ses contemporains, qui l'acclament lorsqu'il revient une première fois de la croisade, puis le pleurent comme un roi éternel lorsqu'ils apprennent qu'il est mort, allongé sur un lit de cendres dans une chemise de lin trempé, configuré au Roi des rois, tes bras en croix. Ils sentent que ce roi donné est devenu, au fil d'une politique sacrificielle, un roi hostie, un roi christique. Toute la vie de saint Louis a oscillé entre les deux Jérusalem, la Jérusalem terrestre et la Jérusalem céleste.
Philippe de Villiers, Le Roman de saint Louis, novembre 2013, 528 pages.
Propos recueillis par Eric Letty monde&vie 27 décembre 2013 n°885