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Le numérique, outil rêvé du contrôle social (texte de 2015) 2/2

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D'où une virtualisation complète du réel qui s'efface au profit d'une mise en boucle des flux de réalité; ces mêmes flux faisant l'objet d'une codification intégrale à partir de calculs sériés (statistiques). La principale conséquence reste cependant l'obstruction de toute ligne de fuite dans le réel, ce que l'on pourrait interpréter comme la disparition de la variable proprement humaine, imprévisible, intempestive, anarchique, dans l'appareillage systémique du monde. Il n'existe donc plus de jeu (ou encore de vide) dans la toile de l'existence, ce qui constituait auparavant l'écart nécessaire au libre déploiement de la liberté.

Au plan historique, le numérique s'inscrit naturellement dans le processus de rationalisation observé par Weber, à cette disposition près qu'il en accélère encore le mouvement. Ce n'est plus la raison instrumentale qui maîtrise la nature, mais les machines calculantes qui découpent le réel en codes binaires, et ce, afin de satisfaire l'autre dynamique essentielle à la modernité : l'individualisation. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l'expression de soi se manifeste désormais « à l'intérieur d'un cadre majoritaire qui la codifie, l'excite et l'oriente de façon imperceptible ou non immédiatement consciente », selon les mots d'Éric Sadin. Cette personnalisation de masse est à mettre en rapport avec l'essor d'un capitalisme cognitif qui dispose aujourd'hui des moyens de faire du « sur-mesure algorithmique ». Ainsi, les principaux acteurs du champ numérique (dominé par Google) ont établi de gigantesques banques de données que se sont partagées les firmes multinationales avant de mettre elles-mêmes en place leurs propres procédures de ciblage et de profilage de la clientèle. Dans ce contexte, la consommation devient un mode de vie à part entière, puisqu'elle constitue l'une des principales formes de l'expression de soi - quand bien même elle n'est que le reflet du vide existentiel d'une société atomisée.

L'ingénierie sociale du numérique

Au plan politique, la numérisation se traduit d'ailleurs par un datapanoptisme entretenu et exploité par les citoyens eux-mêmes. L'aménagement de sphères privées, qui étaient conçues comme la contrepartie nécessaire à la socialité chez les Grecs, tend à se dissoudre dans la mise en scène de toutes les existences particulières Facebook étant le symptôme de cette maladie égotique. Plus largement, l'action publique répond à de strictes logiques utilitaristes, une nouvelle fois dépendantes des régulations algorithmiques, que la forme démocratique tend à recouvrir d'un voile de légitimité. En vérité, le domaine de la loi, là où s'exprime normalement la souveraineté populaire, tend à se restreindre au profit de la norme et des dispositifs qui la mettent en œuvre. Il s'agit moins de choisir et de sanctionner que d'encadrer et d'inciter les comportements dits « citoyens ». Le choix démocratique s'efface devant l'ingénierie sociale comme l'élu politique s'en remet aux impératifs technocratiques. La question des « migrants » ne doit par exemple pas faire l'objet d'un débat public, suivi d'une décision politique, mais d'un traitement purement technique avec la mise en place de protocoles d'identification, de ventilation et d'intégration des populations « migrantes ». Le règlement de la dette grecque poursuit le même mode opératoire la troïka (en lien avec le FMI) définit les clauses nécessaires à l'obtention de prêts, tandis que le gouvernement grec se charge de les traduire sous forme de programmes chiffrés, évalués et sans cesse renouvelés (sous conditions).

En définitive, la prégnance et l'emprise des techniques numériques marquent en profondeur toutes les strates de la vie sociale. C'est sans doute la dimension la plus fondamentale d'une révolution qui ne dit pas son nom. Elle finit par enfermer chaque individu dans une cage de verre à travers laquelle les reflets de la multitude lui interdisent de se penser comme à la fois une entité unique et un être collectif. « D'où a-t-il tant d'yeux qui vous épient, si ce n'est de vous ? », remarquait La Boétie. On en revient à la part de jeu, et à la nécessité du secret, qui doivent s'intercaler dans toutes les relations sociales sous peine d'accoucher d'un système sans aspérités, uniforme et totalisant. « Car nous n'avons pas ici affaire, prévient Éric Sadin, à un totalitarisme, entendu comme un mode autoritaire et coercitif de l'exercice du pouvoir, mais à une sorte de pacte tacite ou explicite qui lie, à priori librement, les individus à des myriades d'entités chargées de les assister, suivant une continuité temporelle et une puissance d'infléchissement qui prend une forme toujours plus totalisante ». Ainsi, chacun en vivant pour soi-même et par soi-même finit-il par abandonner le monde commun qui imprimait justement à l'être cette étrangeté première, originelle, sans laquelle il ne peut y avoir d'altérité.

Obsolescence de l'homme

Face à ce constat particulièrement sombre, l'auteur dessine les contours d'une politique et d'une éthique de la raison numérique qui nous semblent quelque peu naïves par rapport aux problématiques soulevées. Dans une rhétorique proche de la gauche critique, ce plan consiste à redonner le pouvoir aux citoyens à travers la création d'institutions réellement démocratiques un Parlement mondial des données (comme Bruno Latour a pu parler d'un Parlement des choses l'un et l'autre consistant néanmoins à rabaisser l'homme au niveau des instruments qu'il utilise et dont il deviendrait en quelque sorte le simple prolongement), une gouvernance de l'Internet, une éducation au numérique, etc.

Ces mesures s'inscriraient dans une éthique élargie dont les contours paraissent également bien évasifs défense de la liberté, sauvegarde de la vie privée, préservation du commun, etc. À vrai dire, Éric Sadin nous semble plus convaincant lorsqu'il envisage la création de « politiques de nous-mêmes » (Foucault) avec la production d'un contre-imaginaire, le développement de temporalités divergentes et l'utilisation alternative du numérique. Sans ce type de politiques, dont il convient de souligner la part utopique, l'homme se laissera aller à l'un de ses instincts les plus profonds, et les plus dangereux, celui de vouloir optimiser la vie pour en faire une donnée extérieure à lui-même. Avec l'aide des algorithmes, il semble bien que ce « miracle » soit désormais à sa portée résoudre l'équation humaine et en finir avec la vie telle que nous la connaissons aujourd'hui dans notre espèce.

Eric Sadin, La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, L'Échappée, 288 p. 17 €

par René Lebras éléments n°157 octobre-décembre 2015

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