La culture européenne existe dans le regard rétrospectif et sélectif que jettent les « élites » sur un territoire et un temps qu'elles remodèlent à leur gré, chacune se forgeant une Europe rêvée à la mesure de ses visées politiques.
L'Europe est peut-être une réalité géographique (où s'arrête-t-elle, à l'Est ?). Elle est surtout une construction politique. La culture européenne l’exprime. C'est-à-dire qu’à chaque grand paradigme politique correspond une culture romaine, carolingienne, chrétienne, et ainsi de suite - si l'on veut se centrer sur l'aire culturelle « française ». C'est dire aussi qu'il n'y a pas de continuité culturelle en Europe, ou alors si lâche, si ténue que le mot même de culture, tel qu'il est aujourd'hui invoqué par Aurélie Filipetti avec flamme et talent « La culture est le terreau d'une citoyenneté enthousiaste, une fierté qui n’est pas nationale mais celle d'une terre d'accueil, d'échanges et de dialogue. » discours du 4 avril 2014) n’a pas grand sens.
Il y a bien une continuité d'échanges, dès le néolithique ancien : obsidiennes et silex, basaltes et coquilles marines, ambre et cuivre, les matières premières voyagent des pays baltes jusqu'en Bretagne, de la Méditerranée à la Norvège. Des haches en roche alpine se retrouvent jusqu'en Irlande, à 1600 kilomètres à vol d'oiseau. Les échanges ont commencé à la fin du sixième millénaire, ils s'intensifieront, des objets de prestige aux poteries plus usuelles. En même temps, les langues sont déjà diversifiées, les écritures différentes, les cultes étrangers les uns aux autres et chacun s'étonne du costume et des manières des autres, des barbares.
Unités et diversités
Chaque modèle politique s'efforcera de créer une unité culturelle des élites : langue, religion et règles de civilité, a minima, recourant le cas échéant au syncrétisme et diffusant - ou non - des modèles ornementaux. Quant aux peuples, on les laisse avec leurs langues, leurs coutumes et leurs arts, n'hésitant pas à laisser s'écrouler dans l'oubli la culture spécifique des vaincus (il a fallu attendre 1952 pour décrypter la langue mycénienne…). Surtout, les paradigmes coexistent, se fondent ou s'opposent Carthage et Rome, Rome et Byzance, islam et chrétienté, on peut toujours s attacher à dessiner de vastes ensembles politiques - mais les cultures n'ont rien de commun. Au VIIIe siècle, l'Andalousie mauresque, la Gaule mérovingienne, l'Irlande et la Norvège n’ont en commun que le christianisme - et encore. La culture celte qui couvrait l'Europe au IIIe siècle av. J.-C. s'est concentrée dans quelques poches, chrétiens orientaux et occidentaux s'observent avec méfiance et chaque nation développe sa langue et ses styles sous la grande ombrelle de la chrétienté. Entre ce que l'élite partage et ce que vivent les peuples, l'écart est au moins aussi grand qu'entre les audiences de TF1 et celles du Théâtre du Rond-Point.
Certes, les modèles voyagent la Renaissance n'a pas brusquement inventé les échanges culturels. Les grands réseaux ecclésiastiques et marchands unifient les savoirs et les goûts. Mais il est plus facile, à une période donnée, de caractériser un art français, septentrional, flamand, que de caractériser un art européen, sauf à émettre de plates banalités, ou de dangereuses reconstructions historiques. Quant à la Renaissance, c'est essentiellement l'Italie qui impose son modèle artistique. Certains grands artistes qu'évoque peut-être Aurélie Filipetti (« Bien avant que la construction communautaire ne lui donne un. contenu politique, l'Europe était déjà là, dans les œuvres de ses grands artistes ») peuvent avoir des carrières internationales elles ne sont fonction que des alliances politiques et ne se développent que dans les sociétés de cour, même si le colportage aide à diffuser les motifs religieux. L'Europe des nations verra se développer avec rage les particularismes nationaux et l'exacerbation archéologique des diversités irréductibles. Chacun invente son poète antique, son folklore, ses emblèmes littéraires, son romantisme, son exotisme. Plus l'Europe se déchire, plus les modèles culturels divergent et convergent à la fois : les philosophes écossais du XVIIIe siècle ont peu à voir avec leurs confrères français, les préraphaélites anglais avec leurs homologues allemands.
Syncrétisme annihilant
Ce qu'on invoque comme culture européenne, qui serait la lente sédimentation dans le cœur de chaque honnête homme de toute la production intellectuelle et artistique des siècles, sur une aire lentement élargie, n'est qu'un choix opéré par chaque pays - et par le mondialisme anglo-saxon les Français continuent à ignorer, en toute bonne conscience, des siècles de littérature étrangère (sans parler de la leur), et réciproquement, la peinture et la sculpture sont devenues affaire de spécialistes, la culture classique est morte, la chrétienne sombre, Picasso est réduit à la lutte anti-franquiste et Léonard de Vinci à son homosexualité les grands phares qui brillent dans la nuit ont été validés par des iconoclastes. Aujourd'hui, Abba et Justin Bieber sont des passeports européens plus sûrs que Fra Angelico et Cervantes. Là comme ailleurs, l'Europe dissout, dilue, éteint, réduit au silence et détruit tout ce qui est national. Peut-être, après tout, une réelle culture européenne est-elle en train d'apparaître, répondant aux vœux précis et exclusifs d'Aurélie ? « Mais surtout saurons-nous faire vivre le bel idéal européen dans le cœur de nos citoyens européens. La culture est le terreau d'une citoyenneté enthousiaste, une fierté qui n'est pas nationale mais celle d'une terre d'accueil, d'échanges et de dialogue. »
Hubert Champrun monde&vie 30 avril 2014 n°891