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État d'urgence La revanche de Carl Schmitt (texte de 2016)

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Après les attentats meurtriers du 3 novembre 20 5 revendiqués par l'État islamique, le président de la République a réuni un conseil des ministres afin de décréter l'état d'urgence. Une décision qui marque le retour de la souveraineté de l'État.

La politique, c'est « un coup de pistolet au milieu d'un concert », a écrit Stendhal dans . Elle détonne de manière imprévue, bousculant alors le cours normal des choses. Pour le juriste allemand Cari Schmitt, ce qui fait la distinction spécifique du politique « c'est la discrimination de l'ami et de l'ennemi ». Cet ennemi politique, « l'autre, l'étranger », n'est pas l'ennemi au sens privé, le rival personnel. Il est public, car sa lutte vise la collectivité dans son ensemble. « L'ennemi ne saurait être qu'un ennemi public, précise Carl Schmitt dans La notion de politique, parce que tout ce qui est relatif à une collectivité, et particulièrement à un peuple tout entier, devient de ce fait affaire publique ».

Les attentats revendiqués par l'État islamique caractérisent bien ce rapport ami-ennemi, les terroristes menaçant et attaquant l'ordre établi de l'État français. Ce dernier se défend pour protéger son propre mode d'existence contre l'adversaire. Il n'y a donc nullement un retour du politique, mais la manifestation concrète du politique omniprésent qu'on disait disparu. L'idéologie universaliste qui domine les sphères du pouvoir a occulté le politique. En portant le projet d'un monde pacifié où ne demeurerait que des amis, elle excluait de facto la possibilité qu'il puisse y avoir un ennemi. La détonation du politique a obligé le Premier ministre Manuel Valls à déchirer le voile de son idéologie et à désigner l'ennemi sous le vocable d'« islamisme radical ».

L'implosion de l'État de droit par la décision

Selon Carl Schmitt, les conflits avec l'ennemi politique ne peuvent « être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l'avance, ni par la sentence d'un tiers ». En d'autres termes, pour résoudre le conflit avec l'ennemi, il faut nier les exigences de l'État de droit, car ce dernier soumet les actes des autorités politiques aux règles de droit en vigueur déjà prévues. Or le conflit avec l'ennemi est imprévu, exceptionnel, chaotique et « il n'existe pas de norme qu'on puisse appliquer à un chaos ». Les normes générales de l'État de droit ne peuvent s'appliquer qu'à la situation normale. La situation exceptionnelle révèle la décision qui explose alors l'État de droit. Il n'est donc pas étonnant d'entendre le Premier ministre lancer aux députés, pour justifier l'état d'urgence, « pas de juridisme, avançons ! » En effet, seule une décision absolue peut faire face au conflit avec l'ennemi, et non un acte soumis à des normes qui lui sont supérieures. C'est pourquoi il a aussi déclaré, devant le Sénat, que la loi du 20 novembre 2015 relative à l'état d'urgence présentait une « fragilité constitutionnelle » et donc qu'il était « dubitatif sur l'idée de saisir le Conseil constitutionnel ». Selon le constitutionnaliste Pascal Jan, il n'est effectivement pas impossible que le texte soit inconstitutionnel. À l’objectivation de la décision par des normes s'est donc substitué le subjectivisme du commandement. « La décision se libère de toute obligation normative et devient absolue au sens propre ». Hollande et Valls sont les arroseurs arrosés : défenseurs de l'État de droit, ils font aujourd'hui la promotion du décisionnisme.

Le jour où la souveraineté a ressurgi

« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » et « lors de la situation exceptionnelle », écrivait Carl Schmitt en 1922 dans Théologie politique(1). Les attentats perpétrés en novembre 2015 présentent bien les caractéristiques de la situation exceptionnelle, car le conflit avec l'ennemi en est arrivé à un point tel qu'il menace l'ordre de l'État. En prenant la décision de déclarer l'état d'urgence, de le prolonger et de modifier les dispositions de la loi qui le régissait en les rendant encore plus exigeantes, sans même un contrôle constitutionnel, le président de la République et son gouvernement ont remis la problématique de la souveraineté de l'État au cœur de l'actualité et redéfini l'ordre public.

C'est tout le paradoxe : les dirigeants « socialistes » ont prouvé que l'État français était encore souverain sur le territoire qu'il régit. En décrétant l'état d'urgence, le chef de l'État François Hollande a décidé de et lors de la situation exceptionnelle, c'est-à-dire qu'il y avait bien un cas d'extrême nécessité qui menaçait l'ordre public. Face à ce cas d'extrême nécessité, il fallait une décision qui protège cet ordre, à savoir déclarer l'état d'urgence. Selon Schmitt, le souverain désigne concrètement « celui qui décide en cas de conflit, en quoi consistent l'intérêt public et celui de l'État, la sûreté et l'ordre publics, le salut public ».

Détournement du bien public

Il est révélateur que François Hollande et son  gouvernement  instrumentalisent l'état d'urgence à d'autres fins que le combat contre l'ennemi désigné, à savoir le radicalisme islamiste. Plusieurs dizaines de militants écologistes ayant manifesté pour le climat ou contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes ont été assignés à résidence ils étaient soupçonnés d'appartenir à la « mouvance contestataire radicale » de même de nombreuses manifestations ont été interdites durant la COP-21. Là encore, le juriste de Plettenberg nous éclaire le souverain décide, en cas de conflit, en quoi consiste l'ordre public. « Dans la réalité concrète, l'ordre et la sûreté publics présentent les visages les plus divers, selon qu'une bureaucratie militaire, une administration autonome dominée par l'esprit mercantile ou une organisation de parti radicale décident à quel moment cette sûreté et cet ordre publics existent et quand ils sont menacés ou troublés ».

Il ne fait pas de doute que, pour l'État bourgeois actuel, l'état d'urgence autorise le pouvoir non seulement à combattre l'ennemi islamiste radical, mais aussi à décider que l'ordre et la sûreté publics sont menacés dès lors que sont remis en cause, par des mouvements contestataires, des politiques et projets servant les intérêts du système capitaliste. L'état d'urgence confirme donc que les « socialistes » sont d'indécrottables bourgeois. À quand l'état d'urgence du peuple ?

Paul Matillion

1). Il s'agit de deux traductions différentes de la célèbre formule : « Souveràn ist, wer ûber den Ausnahmezu-stand entscheidet ». La première est tirée de l'édition de Théologie politique (Gallimard), la seconde est une préférence de Julien Freund (« Les lignes de force de la pensée politique de Carl Schmitt », in Nouvelle École n°44, printemps 1987, p. 17). À mon sens, les deux traductions sont complémentaires.

Qu'est-ce que l'état d'urgence ?

La déclaration de l'état d'urgence est permise grâce à une loi du 3 avril 1955, « soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Conformément à ladite loi, qui permet de prolonger l'état d'urgence au-delà de douze jours, le gouvernement a présenté devant le Parlement un projet de loi - lequel a été adopté et rendu applicable dès le 21 novembre  visant à la fois à poursuivre l'état d'urgence pour trois mois, mais aussi à modifier la loi du 3 avril 1955.

L'état d'urgence se distingue de l'état de siège et des pouvoirs exceptionnels non seulement par ses dispositions, mais aussi parce qu'il est prévu par une loi et non par la Constitution. Pour ne citer que les dispositions majeures, la loi du 3 avril 1955 permet d'habiliter les préfets à restreindre la circulation des personnes ou encore à instituer des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé. Le ministre de l'Intérieur peut assigner à résidence une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics. Le même ministre et le préfet peuvent aussi ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle ou lieux de réunion. Si le décret ou la loi le prévoit, ils peuvent encore ordonner des perquisitions de domicile.

En revanche, la loi du 20 novembre 2015, prorogeant l'application de la loi du 3 avril 1955 et renforçant l'efficacité de ses dispositions, est venue modifier plusieurs dispositions. Désormais, le ministre de l'Intérieur peut interrompre tout service de communication au public en ligne incitant à la commission d'actes de terrorisme. Des décrets en Conseil des ministres pourront dissoudre des associations ou groupements de fait qui participent, facilitent ou incitent à la commission d'actes portant une atteinte grave à l'ordre public. Enfin, concernant l'assignation à résidence, le ministre de l'Intérieur pourra obliger les personnes concernées à résider dans un lieu déterminé par le ministère au moins 12 heures par 24 heures. Dans certains cas précis, la personne assignée à résidence pourra être placée sous surveillance électronique mobile.

Paul Matillion éléments N°158 janvier-février 2016

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