Une frontière, pour nos contemporains, c'est un fantasme, le fantasme de l'homogénéité parfaite. Avec toute sa culture, Hubert Champrun déconstruit le fantasme et remet les frontières à leur place.
On fête la Saint-Nicolas en Allemagne et en Alsace, en Lorraine et aux Pays-Bas, en Autriche et en Franche-Comté, en Serbie et en Suisse. Étrange "pays" ainsi défini. Quelles sont ses frontières ? Car vouloir définir une frontière, c'est ne saisir qu'un instant donné, sans tenir compte du flux permanent, désirable ou non, subi ou non, qui emporte les hommes et les berges, déplace les forêts et confond les langues, fixe le nomade et assèche les puits - et fait disparaître la Saint-Nicolas.
La France a ainsi ses frontières intérieures cuisine au beurre, au saindoux ou à l'huile d'olive ? Tuiles ou ardoises ? Pain au chocolat ou chocolatine ? Elle a aussi une langue commune mais des parlers régionaux ou générationnels, des accents régionaux (qui disparaissent) ou générationnels. Chaque pays est composite, et la mer en Bretagne n'a pas la même couleur qu’en Corse - sans parler de la Guadeloupe. Et pourtant tout est fait pour que la frontière nationale soit synonyme d'homogénéité, ses fervents et ses détracteurs en vantant tous les propriétés identitaires et défensives. Les premiers, autour d'un territoire physique, veulent ériger des murs protecteurs, symboliques ou réels (hongrois ou israélien, américain ou espagnol, pour ne pas parler que des derniers érigés). Les seconds, dont le territoire est le globe, veulent les abolir et étendre leurs propres empires - mais de manière tout aussi homogènes, et même bien plus radicale.
La frontière comme protection
L'idée de frontières comme démarcation objective est somme toute récente, et encore plus l'idée qui exige qu'à l'intérieur d'une frontière administrative tout soit homogène une même langue, une seule monnaie, des règles uniques, des mœurs identiques. La frontière qui marquait un passage est devenue une ligne de démarcation symbolique autant que physique, contre laquelle viennent buter les flux. La possession politique a peu à peu exigé que tout soit fermement et fortement marqué. La frontière est devenue identitaire.
En est-elle plus protectrice ? L'identification peuples = patrie = nation = frontières est-elle si pertinente ? Et lui opposer religion = fidèles = mœurs est-il fructueux - y compris ces religions que furent les totalitarismes du XXe ou que sont aujourd'hui les idéologies libérales (droits LGBT ou libre échange ? Les territoires physiques sont peu à peu devenus des enjeux politiques et économiques, chaque pouvoir voulant préserver sa domination (au nom d'un bien commun pensé, promu et défendu). Et parallèlement, les communautés supra ou infranationales n'ont eu de cesse de dessiner leurs propres frontières, tout aussi identitaires et exprimant la même volonté de puissance comme les Occitans qui étendent sans cesse le territoire de cette langue, ou les Celtes qui absorbent tout le rivage atlantique). Frontières physiques ou symboliques, fantasmes ou réalités ?
Pour ne prendre que deux exemples supranationaux, l'Église universelle fut si romaine et si européenne qu'elle n'a pas été capable, dans sa géopolitique, de reconnaître vraiment le poids des Amériques, elle peine à comprendre l’émergence de l’Afrique et découvre tardivement les autres églises apostoliques, leurs traditions et surtout leurs sources : les chrétientés avaient bien des frontières (ne parlons pas de l'islam, tout à la fois si uni et si morcelé). Et les racistes et racialistes fantasment une Europe blanche, rêvent d'une humanité apparue en plusieurs endroits et se réjouissent de la moindre découverte anthropologique), scrutent avec sérieux l'histoire des peuplements asiatiques à travers les prises de sang et forgent tous les dix ans des concepts qui ne servent qu’à tenir à distance l’Afrique.
Alors, quels sont les peuples ? Et comment s'enchâssent-ils ? Peut-on soutenir qu'il n'y a pas de peuple israélien sous prétexte que le pays n’existait pas il y a cent ans ? Ou prétendre que le peuple français n’existe déjà plus sous prétexte que l'immigration amène chaque jour son lot d'étrangers ? Et ces frontières administratives de la colonisation, qui fixaient des domaines comme autant de projections éloignées des pays européens, quelle réalité avaient-elles ? Et quelle réalité ont-elles aujourd'hui, ces frontières de l'indépendance de l'Afrique où, après plusieurs décennies de guerre, les nomades ont fini par se résigner et par comprendre que les larges déambulations sont interdites ?
On ne peut pas assimiler frontière et peuple, culture et nation, sinon à opérer des choix arbitraires, au sens le plus exact, et donc à refuser une part de l'histoire (proche ou lointaine) - qui pourtant, au nom de la tradition, fait partie de ce qui fonde et légitime la nation. La frontière n'a de sens que dans la limite qu'elle pose à l'impérialisme dissolvant de ceux qui rêvent d'une humanité unique dans la protection qu'elle offre au faible qui ne peut résister à la marche des forts - protection qui elle-même n'a de sens que dans la transition qu'elle permet. Car l'homogénéité n'a de sens que dans l'harmonie qu'elle ménage, et non pas dans la sélection idéologique, chronocentrée, qui érige en principe la nécessité du jour avant de la renvoyer aux magasins des outils inutiles (un peu comme une Allemagne ouverte qui redécouvre qu'elle peut fermer ses frontières). Être Français c'est tout prendre de Clovis à Hollande, et accepter que des territoires aient été gagnés puis perdus; être catholique c'est tout prendre du Christ à François. Et dans les deux cas, la frontière n'a de sens que dans le bien qu elle permet, et non pas dans l'identité qu'elle figerait - figeant par là-même le mouvement incessant qui est la marque de l'être, qu'il s'agisse de gagner des âmes à Dieu ou de forger une communauté unie.
Hubert Champrun monde&vie 24 septembre 2015 n°913