Marie-Josephine Strich est la spécialiste incontestée de la vie et de 'œuvre de la Comtesse de Ségur Elle a écrit six ivres, dans lesquels elle explore jusqu'aux recettes de cuisine de Sophie née Rostopchine. Le film réalisé par Christophe Honoré, Les malheurs de Sophie, ne l’a pas laissée de marbre. Gabrielle Cluzel non plus, même si elles ne sont pas du même avis toutes les deux.
Mais qui donc se cache derrière les couvertures de percaline rouge frappées des griffons dorés de l'éditeur Hachette ? Qui donc est cette « Comtesse de Ségur née Rostopchine » qui signait ainsi ses dédicaces ? Rostopchine, quel nom aux singulières sonorités ! Serait-elle vraiment russe et apparentée au général Rostopchine qui appliqua la politique de la terre brûlée devant Napoléon et devint l'incendiaire de Moscou ? Oui !
Une enfance et une adolescence slaves vécues dans la démesure somptueuse de la fortune paternelle, une vie de femme et de mère de famille en France et enfin une vocation religieuse associée à celle d'écrivain voilà ce qui pourrait résumer la vie de celle qui, avec ses 29 millions de livres vendus, appartient bien au patrimoine de tous les Français.
C'est à Saint-Pétersbourg que Sophie, troisième enfant du comte et de la comtesse Fiodor Rostopchine, voit le jour le 19 juillet (ou le 1er août selon le calendrier orthodoxe) 1799. Le tsar Paul Ier sera le parrain de ce bébé baptisé trois jours plus tard suivant le rite orthodoxe. Fiodor Rostopchine, favori du tsar Paul Ier connaîtra un temps la disgrâce et les aléas de la vie de courtisan. Au lendemain de la conjuration qui coûtera la vie à Paul Ier Fiodor Rostopchine est banni par le nouveau tsar Alexandre et vit alors dans son immense domaine de Voronovo 45 000 hectares et 4 000 âmes !) à une soixantaine de verstes de Moscou. Les événements ramèneront Rostopchine à la Cour du tsar Alexandre au plus fort des tensions entre la France et la Russie et c'est le général comte Rostopchine qui mettra le feu à Moscou devant les armées de Napoléon. La comtesse Catherine Rostopchine, femme austère et pure intellectuelle, mène à la baguette sa grande famille. Jolie personne aux yeux gris, la jeune Sophie Rostopchine connaîtra jusqu'à l'année 1812 les fastes de la vie à la Cour impériale, les bonheurs de la vie à la campagne à Voronovo entre les nombreux chevaux de son père et les non moins nombreux perroquets de sa mère. Puis c'est le cauchemar de la guerre menée par Napoléon contre la Russie, l'exil et l'arrivée à Paris. L'émigrée Sophie Rostopchine devient vite la coqueluche du Faubourg Saint-Honoré. Son charme et sa beauté en font un parti fort convoité d'autant que la jeune fille est fortunée. La fille de l'incendiaire de Moscou, ennemi juré de Napoléon, épousera le 14 juillet 1819 (la Restauration ne fête pas cette date !) le bel Eugène de Ségur, représentant d'une des plus prestigieuses familles de France. Mère de famille nombreuse, la nouvelle comtesse de Ségur vivra entre le domaine des Nouettes dans l'Orne et Paris se partageant entre ses enfants puis ses petits-enfants. Son fils aîné, Louis-Gaston de Ségur, né en 1820, deviendra le célèbre Monseigneur Louis-Gaston de Ségur, le prélat aveugle qui développa le catholicisme social et était alors plus connu que sa mère. Inversion de la célébrité de nos jours le nom de Ségur appelle aussitôt celui de Rostopchine comme chacun le sait. C'est bien tardivement, que la comtesse de Ségur prend la plume d'abord pour ses propres petites-filles (modèles, bien sûr) Camille et Madeleine de Malaret puis, à chaque nouvelle naissance, elle dédicacera un roman au nouveau-né. La comtesse de Ségur, jadis convertie au catholicisme sous l'influence de sa mère, elle-même convertie sous l'influence des Jésuites de Saint-Pétersbourg, composera la Bible d'une grand-mère et divers ouvrages de piété.
Belle figure que cette Russe convertie, mère de famille, grand-mère attentive qui contribua à la reconnaissance de l'enfant en tant que personne et, largement, par ses romans au développement de la littérature d'enfance apparue au XIXe siècle. Vive, espiègle, belle, intelligente, gourmande, drôle, tendre et violente, notre auteur classé « rose » a plus d'un tour dans son sac pour charmer avec simplicité un large public.
toujours plus à l'ouest
De la Russie au Morbihan, la boussole de la comtesse de Ségur l'a portée avec une belle constance vers l'Ouest. En 1820, le comte Fiodor Rostopchine a offert à sa fille le château des Nouettes non loin de L'Aigle dans l'Orne, sur la route de Paris à Granville. Ce fut là le début du vrai bonheur puisque Sophie de Ségur boudera bien vite la capitale. Cinq de ses huit enfants y naîtront et plus tard, à l'heure de l'écriture, les Nouettes deviendront le Fleurville romanesque. Étape supplémentaire vers l'Ouest avec la découverte de la Bretagne. Les séjours de plus en plus longs et fréquents à Kermadio, entre Auray et Sainte-Anne-d'Auray, chez sa fille Henriette Fresneau l'enchantent au point que, en 1872, après la vente des Nouettes notre auteur envisage même d'acheter à Auray une nouvelle propriété.
Notons aussi que quatorze de ses vingt romans prennent place dans cet Ouest si apprécié qu’elle a choisi de reposer à Pluneret non loin du sanctuaire dédié à la sainte patronne de la Bretagne.
Sous une dalle de beau granit breton et d'une croix où sont gravés ces mots « Dieu et mes enfants » s'achève le voyage terrestre de de la fille adoptive de la France. Sophie Rostopchine s’est attachée au char du Soleil puisque par son destin romanesque, elle en a suivi la course de l'Orient à l'Occident, de la Mongolie au Morbihan, Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur, venue de Saint-Pétersbourg a vécu le plein bonheur du midi de sa vie en Normandie pour connaître les somptueuses heures de son crépuscule en Bretagne, là où le soleil disparait aux yeux des humains restera maintenant à Gérard Depardieu la tâche de nous camper un magistral général Doukarine !
Marie-Joséphine Strich monde&vie 20 mai 2016 n°924