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Brocéliande contre le monde moderne 2/2

Rien ne s'oppose davantage à la poésie, qu'elle soit métaphysique, prophétique, ou telle une prière accordée au limpide mystère du “tao” du moment présent, que l'idéologie progressiste qui applique à l'ensemble de l'humanité une logique semblable à celle qui guida les armes des exterminateurs d'hérétiques.

Comment ne pas reconnaître que dans l'esprit des progressistes, au sinistre “Dieu reconnaîtra les siens”, fatal aux Cathares et à leurs voisins, se superpose désormais un abominable “l'avenir reconnaîtra les siens”. Cette “postéromanie” du progressiste est le principe même de son inhumanité. Le progressiste qui s'est fait un Dieu de l'Avenir passe allègrement sur les malheurs passés et présents, surtout celui des “archaïques” condamnés par l'histoire. Or archaïques, il faut bien le reconnaître que nous autres poètes le sommes à la perfection. L'éloge du monde naît d'un sentiment d'où naissent à leur tour les Dieux qui demeurent de toute éternité dans la mémoire du monde. Cette formule n'est paradoxale qu'en apparence car la mémoire du monde et la mémoire humaine lorsqu'elle s'ouvre à la poésie sont un même infini où Lug peut apparaître, disparaître, changer d'apparence et de pouvoir avec cette promptitude lumineuse qui lui est propre.

Toute la question est de savoir s'il doit exister ou non une dimension d'intemporalité dans le monde. Nommer les Dieux, c'est répondre par l'affirmative à cette question. Si Lug agit, si les Tuatha Dé Dân'ann ne sont pas irrévocablement soumis, c'est qu'en effet une dimension persiste en ce monde qui n'est point soumise à la chronologie. C'est cette dimension qui justifie notre propos ainsi que toutes les études sur la tradition celtique dont, hélas, les témoignages d'époque sont rares. Mais ainsi que l'écrit Françoise Le Roux : « Nous pouvons affirmer a bon droit que l'inconvénient chronologique n'entre pas en ligne de compte : la religion des Celtes se rattache à une tradition qui est irréductible aux contingences du temps et de l'histoire ».

Les récits médiévaux qui témoignent des mythes celtes se caractérisent par la présence d'un Hors du temps qui n'est autre que l'Or du temps que cherchait André Breton (dont l'œuvre, au lieu d'être réduite à l'histoire de l'avant-garde littéraire gagnerait à être réinterprétée dans une logique sacerdotale, armoricaine et bardique), et dont l'action sur le temporel et le visible est précisément la source inépuisable de la légende. Rares sont les critiques qui ont remarqué à quel point les récits, si visiblement engagés dans les combats du siècle de Steinbeck, par ex., témoignaient aussi de l'Invisible qui ordonne la légende des Chevaliers de la Table Ronde. Dans toutes les œuvres importantes du XXe siècle, à commencer par celles de Joyce, de Jünger ou de Montaigu, ce qui doit être dit se rapporte à une légende dédoublée dans l'invisible. Ce monde côtoie l'Autre monde dont les frontières sont chacune de nos heures intenses.

Ce qui, dans nos récits irlandais, bretons ou gallois nous parvient de la puissance de la Légende ne peuple si naturellement nos songes que pour mieux affirmer cette intemporalité qui nous recueille parfois dans nos déroutes et nos désastres comme une clairière bienfaisante. L'éclaircie de l'être dont parle Heidegger est la clairière où s'apaisent les combats, où la lumière pure soudain nous inonde d'une surnaturelle nature, d'une transcendance immanente. Lorsque l'être se révèle, le monde devient à la fois plus intense et plus léger et se fait à la ressemblance de Lug, nommé par notre ardente quête d'un monde délivré de l'esprit de pesanteur. Cessons de mépriser les Anciens en leur attribuant nos conceptions les plus ineptes et affirmons la précellence d'une métaphysique celte, métaphysique non d'universitaire vétilleux mais de poètes, voire, pour reprendre la formule géniale de John Cowper Powysmétaphysique elfique, toute animée de métamorphoses et de cette innocence du devenir qui, loin de nier la permanence de l'être en célèbre les chatoyantes beautés. « Il faut absolument éviter, écrit encore Françoise Le Roux, de voir les dieux celtes suivant un compartimentage étroit des fonctions transformées en petits métiers ou en attributions locales car on aboutit dans ce cas à une religion naturiste, zoolâtre ou totémiste qui a très peu de chances d'avoir existé autrement que dans l'esprit de ses créateurs modernes ». Cette observation pertinente se laisse étendre à d'autres domaines. La tendance moderne à attribuer à l'adversaire ses propres défauts est si générale que l'on ne peut qu'être frappé par la justesse du portrait que les modernes font d'eux-mêmes lorsqu'ils décrivent les religions “archaïques” comme soumises entièrement à l'immanence, à la loi du plus fort ou à l'idolâtrie des forces naturelles.

C'est précisément parce que le monde n'est pas seulement ce qu'il paraît être de prime abord qu'il existe des légendes et que ces légendes nous font écrire, avec l'humilité sereine et magnifique de ceux qui savent que leurs phrases témoignent de réalités autres que strictement humaines. De la persistance de ces réalités, en dépit de tous les éloignements chronologiques que l'on voudra, je ne veux pour preuve que la présence éminente de la fée Morgane dans la poésie d'André Breton et l'évocation, moins connue, de cette secrète transparence du monde dans Le Poisson soluble : « La pluie seule est divine, c'est pourquoi quand les orages secouent sur nous leurs grands parements, nous jettent leur bourse, nous esquissons un mouvement de révolte qui ne correspond qu'à un froissement de feuille dans une forêt. Les grands seigneurs au jabot de pluie, je les ai vus passer un jour à cheval… » Julien Gracq, lui même grand célébrateur moderne du Roi-Pêcheur n'a manqué de nous prévenir : « Une suite de siècles fascinés par l'intellectualisme le plus détaché qui fut jamais avait conspiré à nous faire oublier qu'une dégradation imminente menace d'atonie tout l'édifice mental s'il n'est porté à chaque instant à la crête de l'onde vitale la plus haute, si une vibration sensible en résonance avec notre rythme le plus secret ne le fait chanter tout entier… »

L'extinction des Mythes n'est pas pour aujourd'hui ni pour demain. Tout au plus faut-il craindre, après une période de rationalisation, l'offensive de leurs versions parodiques, schématiques, et pour tout dire grotesques, illusions funestes sur les murs de nos cavernes technologiques, sur nos écrans, « volets de fer de l'âme » selon la formule de Franz Kafka. Toute l'œuvre du poète sera de rendre au Mythe sa plasticité, à la légende sa fluidité et au nom du dieu la phrase ascendante où il doit légitimement s'inscrire pour ne point offenser ni les mondes subtils, ni les mondes intellectuels. Certes, les anthropologues, nous le disent et nous le redisent, la civilisation celte, submergée par la romanité et le christianisme, n'existe plus. Mais dans le sentiment même de la perte, dans la nostalgie d'un monde enchanté qui se divulgue dans la geste médiévale, une réalité subsiste qui ne demande qu'à renaître et qui renaît, de fait, aussitôt que l'entendement humain consent à recueillir en soi une part de l'intemporelle beauté du monde. Ce qui échappe au temps linéaire aussitôt rassemble notre âme et notre corps et notre esprit dans l'invisible présence. Être là, c'est tout un art. Il faut commencer par échapper à la linéarité, à cette démonie de l'Utile qui soumet l'instant à quelque bénéfice futur. Kenneth White a souligné la proximité des traditions celtiques et taoïstes dans cet art d'être au vif de l'instant. Avant que nos existence ne fussent soumises à l'impératif de servir, elles sont, fluides et souveraines, telles des elfes dans l'agir sans agir dont parle Lao-Tseu.

Les textes anciens prêtent à l'Enchanteur Merlin le pouvoir de se métamorphoser à sa guise en pierre, en plante ou en animal. Une familiarité essentielle de l'homme avec les êtres et les choses, visibles ou invisibles qui l'entourent est le signe de reconnaissance des temps où l'arrogance n'avait pas encore enfermé l'homme dans la prison d'une subjectivité souffrante. Aussi bien n'est-ce point notre subjectivité qu'il faut interroger lorsque nous allons à la rencontre des dieux, mais le sens en nous d'une réalité non circonscrite par les normes profanes ou les prétendus déterminismes dont se rengorge la mentalité nihiliste. Les Dieux celtiques, j'y reviens, ne sont pas davantage objectifs que subjectifs car, à dire vrai, ce serait une impiété fondamentale que de les considérer comme des objets. Les Dieux naissent du cœur du monde, et c'est ainsi qu'il sont en notre cœur.

René Guénon dans un chapitre des Symboles fondamentaux de la Science Sacrée consacré aux traditions celtiques écrit : « Le Centre est, avant tout l'origine, le point de départ de toute chose ; c'est le point principiel, sans forme et sans dimension, donc indivisible, et, par suite la seule image qui puisse être donnée de l'unité primordiale. De lui, par son irradiation, toutes choses sont produites, de même que l'unité produit tous les nombres, sans que son essence soit d'ailleurs modifiée ou affectée en aucune façon. Il y a un parallélisme complet entre ces 2 modes d'expression : le symbolisme géographique et le symbolisme numérique, de telle sorte qu'on peut les employer indifféremment et qu'on passe même de l'un à l'autre de la façon la plus naturelle ». On ne saurait assez affirmer, contre les réductions platement naturistes, dénoncées par Françoise Le Roux, que la tradition celtique s'inscrit dans une gnose et que les druides, par leur doctrine et leurs rites étaient sans doute infiniment plus proches des pythagoriciens que d'hypothétiques adorateurs des forces naturelles. « C'est parce que les druides étaient bons métaphysiciens — écrit Françoise Le Roux — que quelques auteurs anciens et bon nombre de modernes à leur suite ont cru à des relations toutes particulières des druides et des disciples de Pythagore ». Loin d'être cet immanentisme qui réduit toutes les possibilités du monde aux seuls phénomènes, comme le font les théories modernes, la tradition celtique révèle, dans la précellence druidique, la permanence d'une primauté métaphysique, d'une “science sacrée” qui s'engage audacieusement dans la connaissance des arcanes de l'Autre monde.

Les Dieux, les fées et même les héros qui ont une origine humaine, participent dans leur geste de la réalité de l'Autre monde. Ils œuvrent dans le monde, ils l'enchantent, confondus qu'ils sont aux rumeurs des arbres, de l'air et de l'eau, mais leurs actes et leurs paroles (et c'est bien pourquoi nous en gardons mémoire par les œuvres des poètes) obéissent aux normes de l'Autre monde. L'Autre monde est dit “monde de la paix” car il possède la paix et l'immobilité des Principes. Les principes de la chevalerie sont tels par leur appartenance à l'invariable et à l'universel. Ce qui distingue l'éthique chevaleresque, c'est le plus simplement du monde de refuser de croire que la fin justifie les moyens. Pour le chevalier du Graal, qui, par les récits médiévaux et ultérieurs nous apporte les configurations fondamentales du monde celtique disparu, les chemins de ce monde sont miroitants d'autres chemins invisibles. À chaque pas peuvent surgir l'émerveillement et l'effroi. Ce qui doit advenir dans ce monde n'a de sens que par sa résonance dans l'Autre monde.

L'honneur, la fidélité, le mystère, ces notions honnies par le moderne président à l'exemplarité des mystères et des Légendes. Si la vie est une Quête, c'est bien qu'un sens lui préexiste. Le Barde, le Druide, le Chevalier peuvent bien avoir disparu en apparence de notre horizon historique, ils n'en demeurent pas moins un appel que chacun peut entendre dans le triste néant technologique planifié par les adeptes des titans, les soumis aux Fomoires qui, dans leur hybris insolite nous préparent un monde de clones et d'hybrides “hommes-machines”. Osons croire que le sens de l'appartenance aux castes bardiques, druidiques ou héroïques, éveillé dans les âmes par la nostalgie du courage et de l'aventure, sera une chance de retrouver une équité et une fraternité singulièrement mises à mal. Reconnaître que dans la diversité des vocations humaines, certains êtres sont plus promptement requis par la connaissance, la contemplation et la célébration que par des questions d'ordre économique ou domestique, est-ce vraiment porter davantage atteinte à l'égalité réelle ou supposée entre les hommes que ne le fait l'effective disparité des pouvoirs et des biens qui n'a cessé de croître vertigineusement avec “l'avancée” du monde moderne ? Il nous reste à inventer une autre forme d'égalité, une autre forme de liberté et une autre forme de fraternité. Je songe à la beauté héroïque par excellence de l'égalité d'âme, à la liberté conquise et non point octroyée, et à une fraternité qui dépasse le genre humain pour s'étendre jusqu'aux étoiles.

Luc-Olivier d’Algange, Antaïos n°XV, 1999.

http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/29

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