Entretien avec Alain de Benoist
À quelles conditions, selon vous, le discours écologique peut-il être aujourd'hui un discours en prise sur le réel ou un simple discours de bonne conscience ?
Il s'agit, comme toujours, de consentir à voir ce que l'on voit. Notre rapport à la nature s'est dégradé, nous ne savons plus que faire de nos déchets, certaines zones de la planète se transforment en poubelles et le réchauffement climatique, quelles qu’en soient les causes, anthropiques ou « naturelles », est une réalité dont nous commençons à percevoir les effets. Face à cela, le discours écologique n’est jamais sorti de l'équivoque. L'écologie est née au XIXe siècle, avec Haeckel notamment, en tant que discipline scientifique : c'était la science des écosystèmes, c’est-à-dire des milieux naturels de vie. Après la Deuxième Guerre mondiale, l'écologisme est devenu l'affaire des « partis verts », qui l'ont conduit dans une impasse. Aujourd'hui, il devient le hobby des bobos, qui le tirent du côté de la niaiserie - ou celui des véganes, qui voudraient nous transformer en herbivores.
Paradoxalement, c'est l'unanimisme dont elle fait l'objet qui nuit le plus à l'écologie. Personne ne veut plus de pollutions, plus d'enlaidissement des paysages, plus de dégradation des conditions naturelles de vie. Mais en même temps, personne ne veut renoncer au « développement » qui n'est que le dernier avatar de l'idéologie du progrès. Ajoutons à cela que la France n'est pas spécialement en pointe pour ce qui est de la philosophie de l'écologie : qui connaît aujourd'hui les noms de J Baird Callicott, de Holmes Rolston III, d'Arne Naess et de quelques autres ? Qui s'interroge sur la notion de valeur intrinsèque de la nature ?
Qu'appelle-t-on décroissance ?
Le principe de base de la théorie de la décroissance tient dans un simple constat : il ne peut pas y avoir de croissance matérielle infinie dans un espace fini. Il y a donc un moment où l’on doit dire : ça suffit. On retrouve ici l'importance de la notion de limite. Or, nous vivons dans un monde qui cherche à faire disparaître à la fois toutes les limites et toutes les frontières. Le transhumanisme rêve d'un homme perpétuellement « augmenté ». Le capitalisme repose sur l'idée d'une suraccumulation sans fin du capital. L'idée générale se résume dans un mot d'ordre toujours plus ! Toujours plus vite, toujours plus de marché, toujours plus de profits. Le problème, c'est que « toujours plus » ne veut pas forcément dire toujours mieux. Toujours plus, c'est le principe même de l’hubris c'est-à-dire de la démesure.
L’ « empreinte écologique », exprimée en hectares par année, désigne la superficie productive de sol et d'eau nécessaire pour assurer la subsistance d'une collectivité. Entre 1970 et 1997, elle avait déjà augmenté de 50 %. Aujourd'hui, il faudrait cinq ou six planètes supplémentaires si tout le monde consommait comme les Américains. L'irréalisme n'est donc pas forcément du côté que l'on croit.
La décroissance, ce n'est ni l'arrêt de l'histoire ni le retour en arrière. C'est simplement une démarche inspirée par le sens de la mesure, visant à remettre en cause l'idée de croissance continue, qui est à la fois une idée spécifiquement moderne et une idée spécifiquement occidentale. La croissance s'apprécie traditionnellement en relation avec le PIB. Or, le PIB ne mesure pas l'amélioration du bien-être, mais toute forme d'activité économique quelle qu'elle soit, puisqu'il comptabilise positivement les catastrophes (la tempête de décembre 1999 a entraîné une hausse de 1,2 % de la croissance D'autre part, la richesse dont il parle n’est pas une richesse nette, car il ne tient pas compte en termes de coûts de l'épuisement des réserves naturelles (dans bien des cas, l'internalisation des coûts externes annule la rentabilité). On croyait autrefois que les réserves naturelles étaient gratuites et inépuisables. On sait aujourd'hui qu'elles ne sont ni l'un ni l'autre.
Doit-on mondialiser l'écologie et comment ?
Les problèmes écologiques sont en grande partie des problèmes internationaux ou transnationaux, dont la résolution exige une coordination des États et des gouvernements. Mais cela n'implique nullement de se transformer en « citoyens du monde » ! La préservation des écosystèmes commence au contraire à l'échelon local. On connaît la belle formule de Miguel Torga : « L'universel, c'est le local moins les murs ». C'est la raison pour laquelle les partisans de la décroissance mettent systématiquement l'accent sur les associations locales, les relations de proximité et les circuits courts, qui cherchent à rapprocher le plus possible les lieux de production et les lieux de consommation.
L'écologie est-elle aussi une affaire de réflexes individuels ?
Sans doute, mais à condition de ne pas s’en tenir au ramassage des boîtes de conserves et au tri sélectif dans les poubelles ! L'écologie appelle en fait à une transformation des mentalités. Serge Latouche parle très justement de « décolonisation de l'imaginaire ». Il s'agit de sortir de l'obsession économique, du productivisme à outrance, de l'axiomatique de l'intérêt et de la logique du profit. Et surtout, il s’agit de porter sur la nature un regard différent. Nous avons tendance à croire que le monde naturel est un simple décor de nos existence, que nous souhaitons bien entendu aussi plaisant que possible. Mais il est beaucoup plus que cela, puisque c'est l'une des conditions systémiques de la vie.
Depuis au moins Descartes, qui concevait la science comme le moyen de « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », l'homme a pris l'habitude de considérer le monde naturel comme un objet appropriable, qui peut et doit être arraisonné. Mais l'homme n'est pas un sujet dont le monde serait l'objet. Il est au contraire pris dans un rapport de co-appartenance, dont il lui faut reprendre conscience. Cela implique de se défaire d'un anthropocentrisme ravageur, sans pour autant d'ailleurs tomber dans l'excès inverse du géocentrisme ou du biocentrisme. Le fait d'appartenir au monde n'implique en aucune façon de nier la spécificité humaine, ni l'existence chez l'homme de propriétés émergentes qui le distinguent des autres animaux.
Or, alors même que le discours écologique semble faire l'unanimité, on constate qu'il est contredit à angle droit par de nombreux traits particuliers de notre époque l'utilitarisme, l'individualisme, le présentisme. L'anthropologie libérale, qui se refuse à voir dans l'homme un être politique et social par nature et en fait un individu séparé fondé à rechercher en permanence son meilleur intérêt, légitime les comportements égoïstes plus que les comportements désintéressés. Le présentisme, qui tend à abolir à la fois la dimension du passé et celle de l'avenir « après moi, le déluge ! » rend incompréhensible le geste d'un Colbert faisant planter des arbres pour en récolter le bois quelques siècles plus tard. Le règne de l'argent, en rabattant toutes les valeurs sur la seule valeur de l'échange marchand, confirme les narcissiques immatures que sont devenus nombre de nos contemporains dans l'idée que la quantité prime la qualité, et que seule existe ce qui est calculable. Les réactions hostiles à la publication par le pape François de l'encyclique Laudato si' étaient à cet égard révélatrices !
L'écologie est-elle possible à 7 milliards d'habitants ?
C'est évidemment de plus en plus difficile. De quelque façon que l'on tourne le problème, et quel que soit le nombre d'habitants que pourrait nourrir la planète, on en revient à la notion de limite : il ne peut pas y avoir de croissance démographique infinie dans un espace fini. Faire ce constat, ce n'est pas en revenir à Malthus et à ce qu'il disait de la contradiction existant entre croissance géométrique et croissance arithmétique. C'est seulement observer que le nombre, passé un certain seuil, détériore tout (le tourisme de masse, à lui seul, est déjà une malédiction). La progression en quantité entraîne alors un changement de qualité. Voyez à ce propos les belles pages consacrées par Olivier Rey à la « question de taille » et aux effets du gigantisme sur les conditions de vie.
Cela dit, ce ne sont là que des considérations globales. Je ne les confonds pas avec le discours égoïste de ceux qui voudraient restreindre la croissance démographique du Tiers-monde à seule fin de permettre aux Occidentaux de continuer à consommer comme ils le font. Enfin, il faudrait aussi tenir compte des disparités démographiques entre les grandes régions du monde. Ce ne sont pas les pays dont la natalité est la plus élevée qui polluent le plus, mais au contraire ceux qui sont aujourd'hui en état de relative dénatalité. Mais c'est là un autre sujet.
La transition énergétique est-elle seulement une question de frugalité ou d'économie d'énergie ?
Elle est surtout, comme je l’ai dit, une question de mentalité. Depuis le Sommet de Rio (1992), l'idéologie dominante s'est ralliée à l'idée du « développement durable », qui implique que sous certaines conditions on puisse concilier croissance et écologie. Mais c'est la quadrature du cercle, puisque les problèmes écologiques sont directement causés par le mode de production que nous voulons perpétuer. Voyez par exemple la mise en œuvre du principe « pollueur/payeur » qui a seulement abouti à créer, sur la base de prix fictifs, un marché du droit à polluer. Et bien entendu, il faut aussi tenir compte de ce qu'on appelle l'effet-rebond, qui résulte de ce que l'augmentation régulière des quantités produites annule les gains écologiques escomptés la consommation d'énergie à l'unité diminue, mais la consommation globale augmente (10 voitures qui polluent beaucoup polluent moins que 1000 voitures qui polluent peu). Le « développement durable » n'est de ce point de vue qu'un oxymore. C'est une posture médiatique qui, dans le meilleur des cas, ne fait que repousser les échéances. On pourrait comparer ceux qui s'en réclament à un capitaine de navire qui, averti que son bateau se dirige droit vers un rocher, donnerait l'ordre de réduire la vitesse plutôt que de changer de cap !
Propos recueillis par l'abbé Guillaume de Tanoüarn monde&vie 26 juillet 2017 n°943