Il y a un paradoxe dans la naissance de l’Union européenne… Officiellement elle se veut une Europe des régions. En réalité elle a besoin des nations. Elle pourrait bien mourir de cette ambiguïté fondatrice.
D’un côté, l'Union européenne attaque le nationalisme, vante le marché unique et exalte les vertus du multiculturalisme. L'Europe n'est qu'un espace géographique - et encore, aux frontières incertaines : la Turquie à l'est, le Maghreb au sud sont susceptibles de rentrer dans son périmètre, qui de toute façon ne constitue une supranation européenne que pour mieux permettre à celle-ci d'excéder immédiatement ses limites réglementaires et financières, via les fameux traités transatlantiques du type CETA et TAFTA.
Mais d'un autre côté l'Union est passionnément attachée aux États-nations. On pourrait croire que ses élargissements successifs, la captation continue de souveraineté et l'horizon fédéraliste témoignent du contraire. Dans le discours officiel, il semblerait que l'Union ne désire voir dans son vaste espace que des régions, unités plus faciles à gérer dans une perspective fédéraliste. Dans les faits, au contraire, chaque tentative d'indépendance régionale est perçue comme un danger pour la construction européenne. L'Union soutient-elle les indépendantistes corses, écossais, padouans, bretons, flamands, irlandais, criméens ? Non. Au contraire, elle rejette tous ces micro-nationalismes, si justifiés qu'ils puissent paraitre sur un plan historique, linguistique, culturel - communautaire en un mot. On se souvient des déclarations tranchées des dirigeants européens, en 2014, au moment du référendum sur l'indépendance écossaise : François Hollande annonçait la « déconstruction » en cas de victoire du Oui, Martin Schulz était « soulagé » de la victoire du Non, etc.
La Catalogne n'échappe pas à cette règle empirique : si l'Union célèbre, exige et impose la libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes, elle rejette et fuit l'autonomie des régions des pays déjà inclus. La fluidité et la liquidité si vantées des échanges et des identités se glacent dès qu'il est question de faire émerger de nouvelles entités politiques. L'Union n'a prévu ni le retrait de l'Union d'un pays membre (et les difficultés du Brexit sont là pour nous le rappeler) ni la scission d'une région d'un de ces pays. L'adhésion (l'absorption) était réputée définitive, la nation est réputée figée en son état d'adhésion. La Catalogne indépendante devrait solliciter son admission dans l'Union, alors que la logique de la fragmentation fédéraliste serait que la scission n'enlève pas au territoire autonomisé son appartenance à l'espace de l'Union ("élargissement intérieur" comme l'évoque Yves Gounin [1]). Romano Prodi l'a clairement dit en 2004 : « Une région nouvellement indépendante deviendrait, du fait de son indépendance, un pays tiers par rapport à l'Union et tous les traités ne s'appliqueraient plus à son territoire dès le premier jour de son indépendance » (AFP).
Le ferment de la division
Il y a un conservatisme européen les nations sont constituées, n'y revenons pas. Si d'un côté l'Union doit être l’éradication des égoïsmes nationaux (comme dirait le pape François), de l'autre les États-nations déjà membres sont des entités commodes car ils constituent des unités réglementaires simples et convaincues. L'Union rechigne à encourager un morcellement qui théoriquement lui faciliterait la tâche (difficile d'être nationaliste sans nation), mais qui pratiquement introduirait le ferment de la division ininterrompue, des particularismes sans cesse affinés, des adhésions à géométrie variable. Si Juncker déclarait que l'Union reconnaitrait le vote des Catalans, il disait aussi « L'Europe est riche parce que les traditions régionales sont fortes, mais je ne voudrais pas que les traditions régionales s'érigent en un élément de séparation et de fragmentation de l'Europe. Mais qui suis-je pour pouvoir donner un avis éclairé à ceux qui sont tentés par des aventures indépendantistes ? » (Euractiv, 15 septembre).
Le fédéralisme européen ne peut véritablement se construire qu'avec le soutien des odieux États-nations. Les provinces indépendantistes, qui clament leur attachement à l'Union comme preuve ultime de leur ferveur et de leur vertu (l'Ecosse, par exemple, rappelant que puisque les Écossais avaient voté à 62% pour le maintien dans l'Europe, il serait inacceptable que le Brexit les contraigne à en sortir), sont considérés comme le curé d'une paroisse bourgeoise accueille un frais converti et ses enthousiastes proclamations de pauvreté et d'amour avec distance, avec inquiétude, avec terreur. Va jouer les Léon Bloy ailleurs, petit. Comme le déclarait le commissaire européen au Commerce, Karel De Gucht, en septembre 2014 à propos de l'indépendance écossaise : « Une Europe menée par l’autodétermination des peuples […] serait ingouvernable parce que cela représenterait des dizaines d'entités alors qu'il y a des aspects de la politique qui nécessitent l'unanimité ou une large majorité. […] De plus, il y a des pays, ou des parties d'anciens pays, qui se seraient comportés de manière très nationaliste. » (Euractiv). De même que l'Union refuse ses racines chrétiennes, elle dénie aux régions le droit de légitimer historiquement leur séparatisme. Son seul principe n'est pas la démocratique autodétermination des peuples mais sa propre détermination technocratique à s'imposer.
[1] Yves Gounin, « Les dynamiques d'éclatements d'États dans l'Union européenne casse-tête juridique, défi politique », Politique étrangère, avril 2013
Hubert Champrun monde&vie 19 octobre 2017 n°946