Entretien avec Richard de Sèze
Richard de Sèze et Alain de Benoist sont aussi sensibles l'un que l'autre à l'urgence écologique. Le second envisage la fin du système capitaliste, le premier croit encore à son adaptabilité. L'un prône la décroissance, l’autre propose une autre croissance. L'un et l'autre voient dans l’écologie - bien obligés - la Révolution du XXIe siècle : un retour à la nature.
À quelles conditions, selon vous, le discours écologique est-il aujourd'hui un discours en prise sur le réel ou un simple discours de bonne conscience ?
Entendons-nous bien : il est vraisemblable que nous rentrons dans une nouvelle période climatique, qui entraine des bouleversements physiques et sociaux bien réels, il est évident que la motorisation de nos économies a généré une pollution dantesque, et il est clair que la surproduction mondialisée a conduit à des aberrations physiques et sociales : pollution atmosphérique et hydrique aux conséquences désastreuses pour la santé, mise en danger de la biodiversité, disparition des cultures vivrières, etc. Le constat est implacable.
Mais lorsqu'ils portent sur les remèdes, les discours écologistes vont du discours lénifiant à l’activisme brutal. On est décontenancé par deux travers paradoxaux, je veux dire la cohérence incohérente et la générosité égoïste. La cohérence incohérente, c'est cette capacité à parfaitement remonter aux principes (« une société individualiste ne se préoccupe ni de son passé ni des générations à venir », par exemple), - mais à ne pas être logique dans les préconisations : comment peut-on à la fois réclamer qu'on traite les animaux comme des êtres humains et considérer l'avortement en soi comme un progrès social ? Les écologistes politiques, dont nous avons avec Nicolas Hulot un bel exemple au gouvernement, sont le parfait exemple d'une pensée sentimentale et nébuleuse qui produit un salmigondis de diagnostics pertinents et d'étatisme moral. Deuxième contradiction la générosité égoïste. Elle consiste à interdire aux autres ce qu'on ne peut plus s'offrir soi-même : Macron reprochant leur fertilité aux Africains est emblématique. La générosité égoïste postule que ceux qui ont commis les erreurs les plus graves (au nom du progrès) sont les mieux placés pour expliquer au reste du monde ce qu'il faut faire, parce que le monde ne doit se développer que dans le sens qu'ils ont posé. La mondialisation inclusive dont parle Davos n'est qu'un impérialisme capitaliste occidental tempéré par la crainte d'être débordé par les régions "émergentes"
Qu'appelle-t-on décroissance ?
La décroissance, dont il n'est pas certain qu'il n'existe qu'une définition, consiste à appliquer aux sociétés développées un remède de cheval (sans doute aussi efficace que la gestion de la dette grecque par le FMI). Trop de biens produits, trop d'énergie dépensée, trop de trajets polluants on arrête tout ! Interdisons les voyages, ne produisons plus d'automobiles, imposons la frugalité à l'humanité, et d'ailleurs réduisons l'humanité le meilleur geste écologique, c'est encore de ne plus faire d'enfants. Il ne s'agit pas tant d'imaginer une transformation du système de production que de ne plus produire.
On peut pourtant très bien imaginer une autre solution. Il faut produire mieux. Un cas intéressant est celui des logiciels et de leur consommation de mémoire en même temps que le coût de la mémoire s'effondrait, grâce aux progrès des technologies, les capacités des ordinateurs s'envolaient mais les besoins en mémoire des logiciels aussi. La consommation d'énergie est exponentielle. Solution technobéate : on va trouver de nouvelles sources d'énergie. Solution décroissante : on coupe tout. Entre les deux, il semble qu'il y a chaque fois une solution vraiment écologique sans dégrader le confort d'utilisation, nous pourrions travailler aujourd'hui à diminuer les besoins en mémoire puisqu'à l'époque où la mémoire était chère nous savions être parcimonieux.
Tout n'est pas négatif dans le progrès. On peut parfaitement concevoir une organisation sociale et marchande qui tire parti du progrès technique la start-up kenyane M-Kopa fournit aux Africains des kits d'énergie solaire qui permettent, hors réseau, une autoproduction locale et une autoconsommation immédiate, avec paiement à la journée via un smartphone. C'est plutôt vertueux - à condition de ne pas considérer que consommer est mal. Mais pourquoi diable le fait d'être équipé d'un smartphone serait-il un péché, surtout si ce smartphone, adapté aux infrastructures locales, peut à la fois servir de carte vitale, de carte bancaire et de téléphone ?
Là où d'autres divinisent le Progrès, les décroissants le diabolisent. Il faut réfléchir ! Le groupe Pièces et main d'œuvre accomplit à cet égard un travail critique remarquable, et on lira avec profit François Jarrige et Jean-Baptiste Fressoz, qui ont très bien étudié les discours technophiles et technophobes depuis le XVIIIe siècle.
Doit-on mondialiser l'écologie et comment ?
L'écologie est déjà mondiale, comme le système de production, comme les flux de marchandises, de données, comme les déplacements de population, épisodiques ou non. Elle est mondiale car elle est naturelle et sociale : le frelon asiatique décime les abeilles françaises, l'exploitation des gaz de schiste américains fait chuter le prix du baril de pétrole saoudien. Et la gouvernance écologique mondialisée qu'évoque le pape François dans Laudato Si existe : déjà les différentes COP entre autres, sont là pour le prouver, et moult accords internationaux. Évidemment, c'est cette gouvernance louée par le pape qui n'arrive pas à empêcher la ruée vers les terres rares (nécessaires pour équiper les éoliennes…), se prononce a minima sur les perturbateurs endocriniens, rêve d'électricité comme on en rêvait sous Jules Verne et légifère sur les semences au profit des lobbys agrochimiques… Rêver d'un gouvernement mondial écologique, c'est rêver d'un empire totalitaire bénéficiant en outre d'une caution morale universelle en béton : « c'est pour votre bien futur ! » Là comme ailleurs, la mondialisation produit ses heureux effets et, là comme ailleurs, les communautés nationales, régionales et locales devraient pouvoir mieux faire, tout le monde disposant de la bonne information.
L'écologie est-elle aussi une affaire de réflexes individuels ? Est-elle possible à 7 milliards d'habitants ?
L'écologie bien pensée vise à régler la légitime occupation humaine du monde : là où les comportements individuels ou collectifs sont nocifs, il faut intervenir, mais il faut pouvoir expérimenter et évaluer sans à chaque fois brandir les étendards jumeaux du progrès ou de la ruine. Les pesticides ont permis que chacun mange à sa faim, leur usage déréglé met en péril la biodiversité, mais une autre agriculture est possible, aussi productive que l'agriculture conventionnelle, adaptée aux sols et aux climats et plébiscitée par les consommateurs : le problème, ce sont les multinationales agroalimentaires, chimiques et industrielles qui veulent trouver un débouché à leurs produits. Autre exemple : les plastiques issus du pétrole (qui remontent au XIXe) ont fait merveille pour produire en nombre des pièces complexes, ils sont en train d’étouffer la nature. Mais justement, la chimie verte peut produire des plastiques biodégradables à partir des amidons naturels. Innovation correctrice, évaluation et régulation sont de la responsabilité conjointe de la puissance publique et des entreprises. Et l'individu a évidemment un rôle crucial à jouer : par un comportement pratique (recyclage, compostage… au vrai, c'est ainsi qu'on a vécu jusqu'aux trente glorieuses, dans l'optimisation et le souci de ne pas gaspiller) et par un comportement économique choisir des produits qui durent, donc inciter les producteurs à adapter leurs modèles, choisir des produits "locaux" choisir des produits écoconçus, choisir des produits qui assurent un vrai revenu (la marque "C'est qui le patron ?" donne ainsi le pouvoir aux consommateurs qui fixent le prix du lait qu'ils achètent). La chose est évidemment possible à sept milliards d'êtres humains, et même à neuf : ce n’est qu'une question d'éducation. Mais il faudrait que le monde capitaliste cesse de présenter la jouissance comme l'unique objet social. Toutes les sociétés ne vivent pas encore dans cette frénésie, et toutes n'ont pas vocation à soutenir longtemps cet effort.
La transition énergétique est-elle seulement une question de frugalité ou d'économie d'énergie ?
J.-B. Fressoz rappelle opportunément que « Le vocable "transition énergétique" a été popularisé par de puissantes institutions : le Bureau de la planification énergétique américain, la commission trilatérale, la CEE et divers lobbys industriels. Dire "transition" plutôt que "crise" rendait le futur beaucoup moins anxiogène en l'arrimant à une rationalité planificatrice et gestionnaire. » (Entropie. Revue d'étude théorique et politique de la décroissance, n°15 automne 2013, « l'histoire désorientée »). En réalité, s'il y a bien crise, il n'y a pas de passage d'une énergie « sale » à une énergie « propre » On n a jamais autant consommé de charbon que de nos jours, par exemple. Les besoins énergétiques explosent dans le monde entier. L'universalisation des appareils numériques explique en partie cette surconsommation. Au niveau mondial, et même au niveau français, tous les modes de production énergétique s'empilent, du charbon au nucléaire, et il n'est pas prévu que la production de pétrole baisse, au contraire.
La transition énergétique désigne donc plutôt un vaste mouvement social qui conduirait tous et chacun à économiser une énergie précieuse, et en tout cas chère, en changeant ses façons de faire : partager le transport automobile, repenser la production industrielle, etc. Disons que la transition énergétique a des effets plus certains dans la construction neuve que dans la composition du mix énergétique mondial. Soit dit en passant : quand on sait que les barrages hydro-électriques sont de gros émetteurs de gaz à effet de serre (Revue Bioscience 2016), on comprend que certains choix sont vraiment cornéliens. Cela dit, la recherche et l'innovation technologique sont passionnantes : les réseaux intelligents, décentralisés, permettent d'envisager une électricité solaire en partie produite et consommée en local (sans qu'elle soit forcément moins chère ni plus "écolo") avec des échanges d'immeubles à immeubles, par exemple : le petit hydrolien se développe et équipe les navires, qui trainent derrière eux leurs turbines on stocke mieux l'énergie, réduisant les pertes en ligne. Bref, la transition énergétique, à défaut d'être environnementalement parfaite, a un mérite social elle relocalise l'énergie, elle diminue le pouvoir des acteurs centralisateurs, elle tend vers l’autonomie des petites cellules (familles, immeubles, PME, voire villages). La transition arrache à l'État pour redonner aux communautés : voilà de la véritable écologie !
Propos recueillis par l'abbé Guillaume de Tanoüarn monde&vie 26 juillet 2017 n°943