Le décès de Francois Bluche, le 28 juin, n'a pas fait la Une de la grande presse On aurait pourtant pu dresser le portrait d'un universitaire non seulement érudit, mais surtout libre.
Éclectique, François Bluche allait et venait entre histoire des institutions et des mentalités, en passant par la théologie, la vulgarisation historique, le genre du dictionnaire, la biographie. Universitaire reconnu, né en 1925, il traita autant de la vie des puissants que des petites gens du royaume. S'essayant à des sujets triviaux, (Le petit monde de la comtesse de Ségur), il se frotta aux grands mystères de l'intime et du sacré (La Bible est ma patrie), versant même parfois dans la polémique (Lettre aux Églises).
Ce spécialiste de l’Ancien Régime était un touche-à-tout. À l'image des magistrats du Parlement de Paris auquel il consacra sa thèse, il était un érudit à l’esprit large, s'aventurant volontiers hors des sentiers battus du mandarinat universitaire. Il avait la sympathie d'un lectorat fidèle, obtint de nombreux prix et fut élevé à la dignité d'officier de la Légion d'honneur.
Mais l'essentiel est ailleurs, entre le noir de la plume et le rouge du cœur. On retiendra son enthousiasme communicatif et sa verve, toujours mesurée, à mettre en scène le règne du Roi-Soleil. Il fut le « redécouvreur » de Louis XIV lui consacrant des ouvrages faisant autorité. Sous la plume de Bluche, le roi n’est pas une froide statue du commandeur mais un souverain de chair et d'os, ferme et sensible, vivant, prenant la parole. Il faut lire Louis XIV vous parle, recueil des mots et anecdotes d'un monarque qui régna 72 ans.
On vibre en lisant le texte de juin 1709 par lequel le roi s'adresse à ses peuples. La guerre de succession d'Espagne dure depuis huit ans, et les Français sont exténués par un terrible hiver. Le royaume semble au bord du gouffre, son chef doit parler à ses peuples pour stimuler leur résilience. Il se dit persuadé que ses sujets s'opposeraient à recevoir la paix « à des conditions également contraires à la justice et à l’honneur du nom FRANÇAIS ». Confiant dans les ressources de la patrie, il demande aux évêques de France « d'exciter encore la ferveur des prières dans leurs diocèses. » Et l’on sait que la France est sortie grande gagnante de cette épreuve. Ce texte, lu en chaire dans toutes les paroisses du pays, témoigne du « patriotisme d'un vieux monarque » associant ses peuples à sa gloire. Bluche affectionnait ce texte, qu'il surnommait « l'appel du 12 juin 1709 » habile parallèle avec une autre résistance.
"Place aux autres"
Nul anachronisme ici, mais la volonté d'interpeller le lecteur, de l'interroger : le roi a-t-il agi dans l'intérêt de la France ? À le lire, il semble que oui. Fin connaisseur de l’Ancien Régime, il sut toucher du doigt l’esprit de ses institutions, celles d'une monarchie au service de la Justice. Son titanesque Louis XIV débute par une puissante évocation du sacre de Louis Dieudonné, et des serments qu'il prononce alors sur les Évangiles. La monarchie française est dépassée par le divin. Même dans sa forme dite « absolue » et ludovicienne, la royauté française demeure tempérée et bornée par d'innombrables contre-pouvoirs locaux ou corporatifs. Et si certains la qualifient déjà d’« administrative », on est fort loin de la bureaucratie kafkaïenne.
Au sommet, il y a le Roi. L'État, ce n’est pas lui, car, mourant, il déclare : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours… »
D'un règne entaché de légendes noires, Bluche sépara le bon grain de l'ivraie. Il montra en quoi la révocation de l'édit de Nantes, si critiquée aujourd'hui, est en 1685 une mesure populaire non exempte d'avantages conforme aux serments du sacre, la révocation a soudé profondément la nation. Le jugement de Bluche pourrait étonner quand on connaît son parcours religieux né catholique, il s’était converti à la religion réformée. Il fut même pasteur vosgien à la fin des années 70. Mais là encore, il était profondément anticonformiste. Un jour de 1996, devant un parterre de traditionalistes réunis à la Mutualité, Bluche s’était félicité de l’œcuménisme : « c'est la Tradition qui nous unit ». Au fond, c’est par antimodernisme qu'il avait rompu avec Rome et rejoint d'autres cieux. Il avait pour compère Pierre Chaunu, autre protestant de droite, autre inclassable de la République des lettres.
François Bluche laisse un héritage intellectuel étonnant et joyeux.
À l'image du roi qu'il a tant admiré, ce chrétien français ne voudrait sans doute pas qu’on le pleure : « Ne vous semble-t-il pas que notre carrière a été très longue et que nous avons très longtemps vécu ? Il convient de faire place aux autres et de nous disposer à comparaître au tribunal du Roi des rois. Il y a dix ans que je me prépare chaque jour à ce passage et j'espère que Dieu voudra me faire miséricorde ».
François La Choüe monde&vie 12 juillet 2018 n°958