Une forteresse assiégée fut sur le point de céder le 14 juillet, et capitula le lendemain. L’heure de la libération, tant attendue, était arrivée. Le peuple franc exulta. Ce n’était pas en 1789, mais en 1099 : Jérusalem était délivrée, y a 920 ans.
Place de la Victoire, Clermont-Ferrand. Toisant les terrasses garnies d’étudiants, la statue d’Urbain II désigne imperturbablement l’Orient. C’est ici, en 1095, que le pape appela à la croisade. La première d’entre elles. Le Concile de Clermont ne devait être qu’une assemblée disciplinaire, dans la foulée de la réforme grégorienne. Mais le Concile doit sa renommée a « l’appel » qui y fut lancé par le pontife, en réponse aux demandes pressantes des envoyés byzantins. Dans cet « ordre de mobilisation européenne » (René Grousset), Urbain II promet l’indulgence plénière aux seigneurs qui partiront libérer Jérusalem du joug des Turcs. Quatre ans plus tard, Jérusalem est à nouveau chrétienne.
Repentances et confusions
Il n’y a guère que les djihadistes pour associer aujourd’hui Occidentaux et Croisés : les Européens, eux, semblent au mieux indifférents, au pire rongés par la culpabilité. Depuis les années 1960, l’épopée des croisades est un objet de repentance. On est sommé d’y voir une preuve de l’agression des barbares chrétiens en terre musulmane. Les expéditions des croisés en Terre sainte sont réinterprétées selon les codes du moment : immigration massive, multiculturalisme. L’anachronisme règne en maitre. On voudrait nous faire confondre croisades et colonisation, comme si Godefroy de Bouillon avait lancé une colonie de peuplement en Palestine ! On tente, également, d’adapter la vieille dialectique marxiste, celle de l’opprimé et de l’oppresseur, à l’époque médiévale. Pourtant, les croisades ne sont pas l’occasion d’une violence unilatérale mais réciproque aux massacres des uns répondent les tueries des autres. Pis, les croisades sont un enjeu de premier plan du récit porté par les musulmans identitaires. En 2016, la chaine Al-Jazeera diffusait un long documentaire intitulé « Croisades : une perspective arabe », consacré au « choc » ressenti par les musulmans du Moyen Âge. Quant à Dabiq, l’odieux magazine de l’Etat islamique, il a fréquemment employé des références aux croisades et au djihad qui s’en est ensuivi.
Une chose est certaine, les croisades ne font plus sonner les cloches de Paris ou de Rome. En 2014, le pape Francois expliquait à un jeune Belge : « Si tu portes ta foi comme un étendard, comme aux Croisades, et que tu fais du prosélytisme, ça ne va pas ». Pauvre Urbain II !
Un pèlerinage en armes
Jean Sévillia le souligne, dans Historiquement correct (2003) : « À une légende dorée on substitue une légende noire ». Or si cette légende noire des croisades prospère, c’est qu’on oublie la conquête fulgurante du monde méditerranéen par les disciples de Mahomet. Quinze ans seulement séparent l’Hégire (622, départ de Mahomet de La Mecque) de la prise de Jérusalem par les Arabes (638). En Palestine, les Arabes imposent la dhimmitude aux chrétiens locaux mais laissent une relative liberté aux pèlerins. La situation change radicalement quatre siècles plus tard, à l’arrivée des Turcs seldjoukides (1078). Venus des lointaines steppes asiatiques, les Seldjoukides ont pris Bagdad et conquis une grande partie de l’Anatolie byzantine. L’Arménie, plus ancienne nation au monde a avoir adopté le christianisme comme religion d’État, tombe après la bataille de Malazgerd (1071), « un des pires désastres de l'histoire européenne » (René Grousset). Avec Jérusalem, leur conquête prend un sens mystique. Antioche, où le nom de chrétien avait été porté pour la première fois, est prise en 1085. Surtout, les Seldjoukides ferment la route des pèlerinages. Cet événement est majeur et terrible, aux yeux d’une Chrétienté profondément pèlerine et toujours en route vers le Ciel.
C’est, au fond, l’expression qu’il faudrait employer pour désigner fidèlement l’esprit de la première croisade un « pèlerinage en armes ». Dans ce pèlerinage, on retrouve la société organique du Moyen Âge, avec ses ordres, sa hiérarchie, son foisonnement. À l’appel du pape, il y à la croisade (mot anachronique ici, qui ne sera employé qu’a compter du XIIIe siècle) populaire et celle des barons. La première est affaire de prédicateurs à la langue de feu. Ces gens-la ne prennent pas les armes, ils portent la croix. Quelques mois à peine après l’appel de Clermont, on les retrouve sur les routes de France, d’Allemagne et d’Italie. Voulant joindre Jérusalem a pied, ils sont quinze mille devant Cologne en 1096. Leur route, désordonnée et mouvementée, n’est pas exempte de tueries. Les masses attaquent les Juifs en Allemagne ainsi que les évêques rhénans qui avaient protégé ces derniers. On se livre aussi aux pillages, sévèrement châtiés par les Byzantins. Passant finalement en Asie, ces pèlerins d’Apocalypse sont massacrés par les Turcs à Nicée.
La véritable croisade débute fin 1096. C’est celle des barons, aux noms immortels : Godefroy de Bouillon, Raymond IV de Toulouse. Robert II de Flandre, Adhémar de Monteil, Tancréde de Hauteville. Ces seigneurs sont mus par l’idéal chevaleresque, en nette progression au cours du XIe siècle. Par l’esprit d’aventure, aussi. Les Normands se sont déjà taillé d’importantes principautés en Italie et en Sicile, libérant cette dernière de deux siècles d’occupation musulmane. La croisade est une aventure, mais pas une aubaine économique. Le chevalier qui se croise en est pour ses frais, et doit souvent vendre des terres pour financer équipement et voyage. Bainville estime qu’« en tournant les énergies et les goûts batailleurs vers une entreprise religieuse et idéaliste, Urbain II et Pierre l’Ermite rendirent un immense service à la jeune royauté ».
La croisade débute en ordre dispersé, les uns arrivant via l’Italie, d’autres par les Balkans. Au lieu du commandement unique voulu par Urbain II, c’est une multiplicité de féodaux qui se transporte jusqu’a Constantinople. Les rapports entre Byzantins et croisés seront toujours complexes. L’empereur Alexis souhaite obtenir l’allégeance des croisés ainsi que la remise des territoires libérés. Pour l’heure, les combattants, que l’on nomme indistinctement « Francs », doivent progresser dans le Sultanat de Rum (Anatolie a l’été 1097 Antioche est prise (juin 1098), et des différends éclatent déjà entre seigneurs l’anarchie féodale se transporte peu à peu en Terre sainte. Mais l’épopée n’est pas encore accomplie. En juin 1099 les croisés aperçoivent la ville sainte, le mont des Oliviers, la tour de David. Ils ne sont peut-être que 1 500 chevaliers. Leur détermination, ainsi que les machines de siège, auront raison des assiégés (des Égyptiens, les Fatimides, qui ont pris la ville aux Turcs l’année précédente).
Jérusalem délivrée
Le 14 juillet est l’ultime veillée d’armes. Le 15 la ville est prise, non sans massacres, selon la détestable habitude de l’époque, commune à tous les camps. Les chroniques musulmanes évoquent 70 000 morts, l’hypothèse fort peu probable étant donné que la population hiérosolymitaine était largement moindre. Si rien n’excuse les massacres, il faut noter qu’ils ont eu lieu en désobéissances des ordres donnés par les chefs croisés, et que leur sinistre bilan est souvent inférieur aux tueries perpétrées, quelques années plus tard, par les musulmans.
Jérusalem délivrée : c’est la génuflexion du peuple chrétien devant le Tombeau du Christ. Les chrétiens de Palestine y conduisent les croisés et, selon Grousset, « chacun croyait encore voir devant lui le corps crucifié de Jésus-Christ. Et il leur semblait aussi qu’ils fussent a la porte du ciel », Le mysticisme ambiant gagne naturellement Godefroy de Bouillon, « moine couronné »; la légende le fait refuser la couronne d’or et de pierres précieuses, dans cette Ville où le Fils de Dieu n’avait porté qu’une couronne d’épines. Roi franc de Jérusalem, il préfère le modeste titre d’« avoué du Saint-Sépulcre ». Le chevalier brabançon jette les bases d’un royaume latin d’Orient qui ne disparaitra qu’en 1291. Aujourd’hui encore, le Patriarche latin de Jérusalem manie l’épée attribuée à Godefroy pour adouber les chevaliers du Saint-sépulcre. Quelque chose a survécu.
Sept croisades ont suivi certaines pitoyables (sac de Constantinople, 1204), d’autres héroïques (mort de Saint Louis, 1270). Toutes ont eu pour objet de conserver la ville sainte, cette Gerusalemme liberata chantée par Le Tasse (1581). L’idéal mystique de la première croisade côtoie tout aussi bien les vertus cardinales que l’éthique de la chevalerie, de l’honneur, du service. En 1099 résonne la clameur dune chrétienté qui se dépasse, d’une France « soldat de Dieu » selon le mot de Clémenceau. Si toute l’Europe y a participé, la France est la vraie patrie des croisades. Bainville y voit un heureux paradoxe : « Philippe Ie ne participa d’aucune manière à l’expédition tandis que toute la chevalerie française partait. Nulle part, dans la chrétienté, l’enthousiasme pour la guerre sainte n’avait été plus grand que dans notre pays au point que la croisade apparut aux peuples d’Orient comme une entreprise française. Il en résulta d’abord pour la France un prestige nouveau et qui devait durer dans la suite des siècles ».
Quête, pèlerinage, allégorie brillante du chemin tortueux pour parvenir au Salut, la croisade est aussi l’histoire passionnée des rapports entre Orient et Occident. Orient chrétien, bien sûr : les croisades offrent plusieurs siècles de répit à Byzance, qui ne tombera qu’en 1453 mais aussi Orient arabe. Le Tasse et Barrès par la plume, Lully par la musique (Armide) conteront cet éblouissement oriental, cette fascination solaire, cet orientalisme avant l’heure. N’ayons pas honte de tout cela. « Ce sont de ces heures divines qui demeurent au fond de notre mémoire comme un trésor pour nous enchanter » (Barrès, Un jardin sur l’Oronte).
Francois La Choüe monde&vie 4 juillet 2019 n°973