Clarifier les fondements de l’antagonisme de classe a cependant une conséquence politique majeure : la délimitation du mouvement ouvrier naissant et l’affirmation de son indépendance politique face à la bourgeoisie républicaine. Ainsi, pendant la révolution de 1848, Blanqui soutient-il la candidature de Raspail contre celle de Ledru-Rollin : « Pour la première fois dans l’arène électorale, le prolétariat se détachait complètement comme parti politique du parti démocratique [28]. »
Quelle politique pour cette révolution inconnue qui mûrit dans la lutte des classes ? Blanqui refuse catégoriquement aussi bien l’utopie libertaire à la Proudhon, que le « marché consenti » à la Bastiat, « le plus hardi apologiste du capital ».
Ce que l’on n’appelait pas encore le « socialisme de marché » ne pouvait être à ses yeux qu’un pacte avec le diable, car l’oppression capitaliste est fondée sur « les sanglantes victoires de la propriété ». Mais le communisme doit lui aussi « se garder des allures de l’utopie et ne se séparer jamais de la politique ». Blanqui fait preuve d’un robuste sens pratique du possible : gardons-nous donc de « régenter l’avenir » et « détournons les regards de ces perspectives lointaines qui fatiguent pour rien l’œil et la pensée, et reprenons notre lutte contre les sophismes et l’asservissement [29] ». Comme Marx, il exècre toutes les formes d’utopie ou de socialisme doctrinaires, et cherche la logique interne du mouvement réel capable de renverser l’ordre établi. D’où sa méfiance envers le mouvement coopératif de production, de consommation ou de crédit, et envers le premier notamment, qui lui paraît tendre un piège, conduisant soit au découragement en cas d’échec, soit à une promotion (ou cooptation) sociale qui écrème le peuple sans transformer la société. Il entre dans cette hostilité aux expérimentations sociales d’un mouvement ouvrier naissant une dose indéniable de sectarisme associé à une critique pertinente des « illusions sociales » répandues dans certains courants, comme les proudhoniens, qui esquivent devant la question politique du pouvoir.
Pour Blanqui au contraire, la conquête du pouvoir politique est la clef de l’émancipation sociale. Sa démarche est donc inverse à celle de Saint-Simon ou de Proudhon qui subordonnent la révolution politique à la réforme sociale, le but au mouvement, jusqu’à dissoudre ce but dans le gradualisme illusoire du processus. Blanqui est convaincu que « la question sociale ne pourra entrer en discussion sérieuse et en pratique qu’après la solution la plus énergique et la plus irrévocable de la question politique et par elle. Agir autrement, c’est mettre la charrue avant les bœufs. On a essayé une fois déjà et la question sociale a été anéantie pour vingt ans [30]. ». Sans doute, en se contentant d’inverser la dialectique du but et des moyens, du processus et de l’acte, opère-t-il une simplification excessive et s’interdit-il de résoudre la question cruciale de comment de rien devenir tout ? Il serait vain de chercher chez lui une problématique de l’hégémonie. Même si le réformisme qui se dessine déjà avec la bureaucratisation du mouvement syndical est le danger principal, c’est cette insistance unilatérale sur le moment de décision politique qui a valu à Blanqui, et plus encore aux blanquistes, la réputation de putschistes, répandue dans la Ire Internationale tant par le vieil Engels que par Rosa Luxemburg. Mais l’usage de cette même accusation à l’encontre de Lénine tendrait à prouver que Blanqui avait bel et bien perçu, quoi qu’encore confusément, ce qu’allait être la maladie sénile du socialisme.
La contrepartie de cette fixation presque exclusive sur le coup de force révolutionnaire, c’est chez Blanqui une extrême, voire excessive, prudence et un flou évasif sur les transformations économiques et sociales à mettre en œuvre, et sur leur rythme. Encore faut-il rappeler que les dix mesures qui tiennent lieu de programme dans le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, restent-elles aussi dans le domaine des généralités nécessaires. En critiques conséquents de l’utopie comme « sens non pratique du possible », ils entendent se garder, tout comme Blanqui, de faire bouillir inconsidérément les marmites du futur. En la circonstance cependant, et à la différence des auteurs du Manifeste, Blanqui apparaît comme un révolutionnaire d’un temps de transition, formé dans la première moitié du XIXe siècle, à une époque où la critique du Capital est encore en chantier. Ainsi, souligne-t-il à plusieurs reprises que le domaine économique, « infiniment plus complexe », doit être parcouru « la sonde à la main ». Cette réserve n’est pas sans sagesse. Elle est cohérente avec sa critique de l’utopie et avec sa conviction d’un apprentissage nécessaire à la direction de l’économie. Le pire serait de prétendre créer un organisme social de fantaisie. La « grande barrière », pour Blanqui, c’est l’ignorance. La priorité (le préalable), au lendemain de la prise de pouvoir politique, c’est donc la tâche éducative qui avait déjà obsédé les Conventionnels. Mais cette « utopie éducative » inconsciente laisse béante une question majeure. En attendant que le peuple devienne majeur, quelle forme de pouvoir ? Une dictature éclairée ? Auquel cas, Blanqui n’échapperait pas aux impasses des révolutionnaires du XIXe siècle que décrit Garrone, à la recherche d’une formule politique de transition qui tourne invariablement autour d’un pouvoir d’exception exercé par une élite vertueuse [31]. En 1867, Blanqui définit l’État bourgeois comme « une gendarmerie des riches contre les pauvres ». Il s’agit donc, comme le répétera Marx à la lumière de la Commune de Paris, d’un appareil à briser. Mais Blanqui mélange curieusement des images évolutionnistes et la soudaineté du coup de force. Les révolutions sont, dit-il, comme « la délivrance d’une chrysalide » : elles ont « grandi lentement sous l’enveloppe rompue ». Elles sont aussi un événement brusque, une déchirure, voire un moment d’enthousiasme et d’ivresse : « Une heure de triomphe et de puissance, une heure debout pour tant d’années de servitude. » Les lendemains de révolution sont souvent cependant ceux d’une dégriserie mélancolique : « Hommes et choses sont les mêmes que la veille. Seulement l’espoir et la crainte ont changé de camp. » Tout reste donc à faire. Ce n’était qu’un début, une ouverture, un coup d’envoi. La maturité de la chrysalide justifie cependant le coup de force qui ne serait, en somme, qu’un coup de pouce. La question stratégique non posée se résout alors par la technique : celle qu’illustre sa fameuse Instruction pour une prise d’armes de 1868.
Les expériences de 1830, 1839, 1848 avaient mis en évidence le danger de « contre-révolution démocratique » qui guette la révolution sociale : la bourgeoisie joue alors la légalité institutionnelle contre la souveraineté populaire. Lors du procès de Bourges, en avril 1849, Blanqui explique ainsi sa lutte du printemps 1848 pour le report des élections : « Si on faisait des élections aussitôt après la révolution, il allait arriver que les populations allaient voter suivant les idées du régime déchu. Ce n’était pas notre affaire ; ce n’étaient pas les affaires de la justice, car quand on plaide devant un tribunal les deux parties ont le droit d’avoir tour à tour la parole. Devant le tribunal du peuple qui allait juger, il fallait que nous eussions à notre tour la parole, comme nos ennemis l’avaient eue, et pour cela il fallait du temps. » Du temps ! D’où la manifestation du 17 mars pour demander au gouvernement provisoire l’ajournement des élections. Mais comme il ne s’agissait pas non plus de réclamer un report indéfini, surgit la proposition du 31 mai, à laquelle Blanqui ne s’oppose pas. Il se contente de garder le silence, convaincu de l’insuffisance du délai : il aurait fallu plus de temps, mais combien… Le 14 mars, il écrivait en effet : « Le peuple ne sait pas. Il faut qu’il sache. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour ou d’un mois. Les élections, si elles s’accomplissent seront réactionnaires. Laissez le peuple naître à la république. » On retrouve là l’idée du préalable éducatif qui lui est chère.
Mais la contradiction apparaît alors comme un cercle vicieux. Il faudrait à la révolution un peuple éduqué, mais pour rendre cette éducation possible, le peuple doit commencer par prendre le pouvoir. Comment de rien devenir tout ? On y revient. C’est l’énigme obsédante des révolutions modernes. Marx lui-même, qui décrit lucidement la mutilation physique et mentale subie par le prolétariat à travers l’exploitation, mise pour y répondre sur le fait que la croissance et la concentration du prolétariat industriel se traduiraient par un progrès correspondant de sa conscience et de son organisation. Mais le silence de Blanqui au moment de fixer une échéance électorale préfigure le conflit des légitimités à l’œuvre dans presque toutes les révolutions modernes, entre un pouvoir constituant exercé en permanence et l’institution du pouvoir constitué, entre soviets et Assemble constituante en Russie, entre assemblées de comités et Assemblée nationale élue au Portugal, entre la rue et le Parlement, entre la « chienlit » (ou la « racaille ») qui horrifiait de Gaule en 68 et les formes parlementaires respectueuses. « Le pire de tous les dangers, aux heures de crise, avertissait Blanqui en 1870 après la capitulation de Sedan, c’est une assemblée délibérante […]. Il faut en finir avec le désastreux prestige des assemblées délibérantes [32]. » Il n’avait certainement pas la réponse, Il n’en mettait pas moins le doigt sur le fait essentiel qu’un ordre légal nouveau ne naît pas dans la continuité de l’ordre légal ancien. Pas de révolution authentique sans rupture, sans passage par l’état d’exception, sans suspension du droit ancien, sans exercice souverain du pouvoir constituant.
À suivre