Les élus dressaient en mai le montant de l’imposition du village, ils envoyaient les rôles en juillet et l’année fiscale commençait le 1er octobre. Les recouvrements commençaient dès le début du battage. C’est la communauté qui se chargeait d’en répartir le montant par foyer.
La taille était l’impôt le plus lourd, celui qui prenait le plus clair des profits : s’en faire exempter était un sport national. L’assiette en était déterminée par des asséeurs pris à tour de rôle parmi les habitants, et nommés devant le juge seigneurial : ils furent toujours désignés par la communauté, convoquée et réunie au son de la cloche à la sortie de la messe. L’asséeur faisait vérifier le rôle établi par un agent de l’intendant, et le publiait à la porte de l’église : tout le monde en connaissait donc le détail. Toutes les mutations survenues depuis l’année précédente avaient été déclarées publiquement et les réclamations avaient été entendues.
On avait discuté de la réduction des cotes pour services rendus par certains habitants, comme le maître d’école, le tambour, le serrurier chargé de l’horloge ou autre. Mais ces réductions devaient être validées par l’intendant. La répartition de l’impôt tiendrait compte du résultat d’enquêtes sur le nombre de feux, la gelée, la grêle ou l’incendie survenus dans l’année. Le sport local consistait à cacher son aisance pour ne pas trop payer : de là l’image bien connue du « pauvre paysan » qui se plaint tout le temps.
L’assiette frappait les résidents et non les propriétaires, et les nouveaux seigneurs arrivés à la terre pour investir leur argent, bourgeois anoblis ou non, résidaient en ville. De ce fait ils ne payaient pas au village qui se répartissait le somme en l’absence du plus riche. Dans certaines communautés il n‘y avait plus que des manouvriers, les plus gros taillables étaient partis se faire imposer en ville. Une fois déterminée l’assiette, il fallait procéder à la collecte, charge pénible sinon impossible à remplir car il fallait faire payer ses voisins, et le collecteur était responsable de la collecte sur ses biens : personne ne voulait se charger de ça, et celui qui avait été choisi pour le faire était bien obligé de procéder.
Le divorce entre l’impôt et les ressources effectives se creusa. Injuste ou pas injuste il fallait payer, mais au village tout le monde savait qui payait quoi.
En cas de non-paiement, il était interdit de saisir l’outil du paysan : on ne touchait ni à ses bœufs, ni à son lit, ses vêtements, ses portes et ses fenêtres.
L’impôt fut toujours injuste, aucune tentative de réforme n’aboutit jamais et toujours ce furent les plus petits qui payèrent le plus. Mais toujours la communauté des habitants participa activement à sa répartition qui n’aurait pu se faire en son absence : si on pouvait échapper à l’impôt on ne pouvait le cacher. Il faut cependant noter que même aux pires moments de l’Ancien régime, jamais les Français n’ont payé autant qu’ils en payent aujourd’hui.
Le village et le service des armes
Pour aider les communautés à résister à l’horreur que les soudards et gens de guerre de passage leur avaient fait subir, au Moyen-âge le roi les autorisa à s’armer. La règle pourtant voulait que le paysan ne puisse porter les armes, et cette exception fut faite en lui enjoignant de rendre les armes à la fin du conflit. Une chose est sûre : permis ou pas permis, tous les paysans possédaient au moins un fusil ou une pétoire, qu’on retrouve dans les inventaires après décès. Si les paysans n’étaient pas censés porter les armes, charge de leurs seigneurs, les longues guerres forcèrent la monarchie à finalement leur imposer d’une manière permanente le service militaire. Louvois, en 1688, établit la milice qui fut l’ancêtre du service militaire. C’est le village qui recensait lui-même tous les célibataires de la paroisse, dont la taille atteignait au moins cinq pieds de hauteur (1,65m, nos aïeux n’étaient pas bien grands…) Les habitants, réunis comme de juste en assemblée générale à la sortie de la messe, devaient désigner eux-mêmes ceux qui devraient en faire partie. Cette désignation répugnait tellement à tout le monde, que finalement le ministère la remplaça, trois ans plus tard par le tirage au sort dans un chapeau.
Le service des armes était tellement odieux à la population qu’on a vu des jeunes gens se marier à la hâte pour y échapper, ou s’enfuir du village déguisé en prêtre. On a vu des émeutes, des cris et des pleurs de jeunes gens menés de force au tirage. Or il s’agissait d’un service de réserve, et en période de paix on pouvait le passer à la maison avec seulement des réunions et revues périodiques de courte durée. Pendant leur service, les miliciens devaient demander la permission s’ils voulaient quitter le village ou se marier, ce qu’ils pouvaient faire en se faisant remplacer.
Bientôt l’autorité royale demanda au village d’équiper lui-même le milicien, ce qui augmenta d’autant les charges de la communauté. Le tirage de la milice fut si impopulaire que de nombreux cahiers en exigeront la suppression en 1789.
Quelques précisions sur le sort des miliciens : ils étaient exemptés de la taille, et au moment du tirage, la communauté leur versait une somme d’argent pour les consoler. Or, la milice n’a recruté en tout que 10 000 hommes dans toute la France au milieu du XVIIIe siècle.
La Convention fera moins de manières pour en lever 300 000, et la IIIe République pour venir chercher TOUS les jeunes gens de France en pleine moisson en août 1914, soit 3 780 000 hommes.
L’école
Les sacrifices que les communautés s’imposèrent pour l’instruction de leurs enfants sont considérables. C’est la commune qui construisait, achetait ou louait la maison d’école et qui subvenait à la rétribution des maîtres. Il y avait des écoles partout dans les villages depuis le moyen-âge, et un ambassadeur vénitien du XVIe siècle en voyage au royaume de France déclara (vrai ou faux ?) qu’il n’y avait personne en France qui ne sût lire et écrire.
C’est Louis XIV qui rendit l’école primaire obligatoire dans tout le royaume jusqu’à 14 ans, et il fixa le salaire minimum du maître dont il fit une dépense obligatoire pour les communautés. Pour forcer les parents récalcitrants à scolariser leurs enfants, il ordonna que soit publiée tous les 3 mois la liste de ceux qui ne l’étaient pas.
Le zèle des évêques n’était pas moindre que celui du roi, et ils exhortaient les curés de toutes leurs paroisses à prêcher l’école en chaire pour tous, riches et pauvres.
L’école regardait l’Eglise, l’Etat et la communauté qui, tous, concouraient à la nomination des maîtres : l’Eglise les formait, les approuvait et les surveillait ; l’Etat autorisait puis entérinait leur nomination. Mais c’était la communauté qui les choisissait et traitait avec eux.
Jusqu’à la révolution, c’est l’Assemblée générale des habitants qui nomma les maitres d’école. Un curé écrit : « Le dix-neuf présent mois sur l’invitation de l’un des syndics, j’ai annoncé au prône de ma messe paroissiale qu’il y aurait le dimanche suivant, vingt-six aussi du présent mois, une assemblée générale des habitans à l’effet de procéder à l’élection d’un maître d’écoles, et que tous et un chacun des habitans étaient priés de présenter les sujets qu’ils croiraient capables de remplir le rectorat de la paroisse.» On avait mis des affiches en ville pour tenter de trouver un maître, ce qui n’était pas si facile. Puis on avait chargé le curé d’examiner les candidats qu’on soumettait également à une commission constituée des habitants les plus instruits et de notables. L’élection du maître, qu’on appelait alors le recteur d’école, avait lieu à haute voix. S’il y avait des réclamations, on demandait l’arbitrage de l’intendant puis on convoquait une nouvelle assemblée.
Une fois pris tous les avis des personnes compétentes. la nomination du maître était donc de la responsabilité exclusive des habitants, il est impensable qu’aucune autorité ne l’impose, ni le roi ni l’Eglise. Une fois la nomination décidée, on rédigeait un acte qui avait étalement été débattu et consenti par l’assemblée : c’était le contrat d’embauche du maître, rédigé comme un bail 3-6-9 à la volonté des parties. On fixait le salaire, les avantages (exemption de la taille, jouissance des communaux) et on déterminait ses services. Outre la classe, on pouvait lui demander de sonner les cloches, de conduire l’horloge, d’assister le prêtre dans l’administration des sacrements, de tenir lieu de greffier lors des réunions. Tout cela faisait l’objet d’un accord entre les parties.
Le traité déterminait la nature de l’enseignement, le nombre des classes, la durée des vacances. L’école fonctionnait essentiellement en hiver. Le matin, on commençait par la messe. Puis on apprenait la lecture, l’écriture et l’arithmétique, et bien sûr le latin. On faisait des copies de textes sur une page blanche. La demande des parents était très forte que les enfants apprissent à lire les vieux manuscrits, et l’enseignement du déchiffrage de vieux textes pouvait être un argument pour sélectionner un maître plutôt qu’un autre : la communauté voulait pouvoir lire les anciennes chartes des communautés où se trouvaient inscrits leurs droits et prérogatives. Le paiement des gages du recteur d’école était assuré par les parents qui payaient en fonction de leurs moyens, et c’est l’assemblée générale qui décidait du complément : à part l’obligation du salaire minimum imposé par le roi, aucune injonction ne venait de plus haut.
Dans certains pays on pouvait payer en nature, et si c’était insuffisant, la communauté pouvait attribuer au maître le revenu de certains biens ou droits communaux.
En dehors de la période scolaire, le maître se rendait utile à d’autres occupations à sa portée.
Tous les instituteurs d’un doyenné étaient rassemblés une ou deux fois l’an pour mise à niveau et le rappel de leurs devoirs. Ils étaient interrogés par les évêques ou archidiacres qui faisaient, par ailleurs, des tournées d’inspection au cours desquelles ils interrogeaient aussi les enfants. S’il y avait des plaintes, les recteurs d’école pouvaient être révoqués, et s’ils refusaient de déguerpir, les habitants s’adressaient à l’autorité pour obtenir satisfaction. Les maisons d’école pouvaient être données par les seigneurs, les curés ou quelque personne généreuse. Certaines étaient fournies par les fabriques (assemblées gérant les biens de l’église). Mais la majorité d’entre elles était cependant l’affaire de la communauté et de ses seules ressources. L’intendant n’intervenait que pour les devis, les adjudications et approbation de travaux par exemple : les habitants s’imposaient de lourds sacrifices pour les édifier avec peu de moyens. L’école fut l’affaire de la communauté d’habitants, qu’ils soient parents ou non. Elle dérangea les Lumières qui n’eurent de cesse de demander qu’on les limite, qu’on les supprime ou qu’on en fasse des instruments de propagande au service des idées nouvelles.
La fin des communautés, ou le progrès
Comment croire à une paysannerie mal nourrie et penchée sur la glèbe, soumise à son curé et terrorisée par son seigneur ?
Les sources de nourriture des paysans étaient infinies : ils avaient le pain, certes, qui était à la base de tout repas. Mais ils avaient aussi la châtaigne et toutes les variétés de pois, de fèves, de haricots. Personne n’était trop pauvre pour n’avoir pas quelques porcs qui retournaient la terre pour manger les racines, ou qu’on envoyait dans les bois qu’ils nettoyaient de toutes les jeunes pousses et des glands : le saloir du paysan était plein de viande de porc, son sellier de jambon fumé.
Sa soupe, au pain évidemment, connaissait le lait, le beurre, la crème, le fromage, le lard et les légumes divers comme le chou, l’oignon, la ciboule, l’ail, la laitue, la bette, le cresson, l’endive, le persil, la rue… Le paysan mangeait-il des racines ? Oui, des carottes, des navets avant l’arrivée de la patate.
N’avait-il pas des arbres pour lui donner des pommes, des noix et des noisettes dont il tirait de l’huile. Qui n’avait ses poules dont on consommait la viande une fois l’an et les œufs tous les jours ? On buvait du vin, du cidre, on brassait sa bière… D’où croit-on que vient la gastronomie française ?
Faire croire que le paysan ne mangeait pas de viande est une plaisanterie, d’ailleurs comment, dans le même temps, reprocher au clergé de la lui interdire pendant le carême ?
La profession de boucher était florissante, il y en avait plusieurs par village.
Pendant le carême et tous les vendredis on s’abstenait de viande : c’était le jour du poisson, qu’on allait pêcher dans les étangs et pièces d’eau disponibles. Disponibles jusqu’à ce que la modernité les appelle « marais malsains » et décide de les assécher pour les transformer en terre à blé. Un blé qu’on irait vendre au loin pour s’enrichir, au lieu de le vendre au marché le plus proche pour nourrir la population.
La condition pour que le paysan mange bien était qu’il ait de quoi nourrir ses bêtes et qu’il ait accès aux poissons et oiseaux des étangs. La modernité, en faisant reculer la communauté, en clôturant les champs et en faisant la guerre à la vaine pâture, fit reculer l’abondance qui était la sienne au temps de la communauté solidaire.
Le recul de la communauté provoqua l’appauvrissement des pauvres et le recul de leur aisance alimentaire. Ce sera la tendance de toute la période qu’on appelle les Lumières et qui mena à la Révolution : quand celle-ci explosa, trente ans d’idées nouvelles avaient introduit la faim au milieu de l’abondance.
L’Etat fut en même temps l’oppresseur des communautés par la charge fiscale très lourde qu’il lui imposa, et son défenseur avec la surveillance paternaliste des intendants qui interdirent les procès mal engagés où la communauté allait perdre à coup sûr. Mais en prenant sous son aile les communautés, le roi avait préparé leur mort. Le 25 juin 1787, poussé par le besoin de réformes nécessaires à la levée de nouveaux impôts, le roi instaura les municipalités que lui avaient suggérées Turgot douze ans plus tôt. Ces municipalités allaient remplacer le régime démocratique des assemblées générales. Le seigneur et le curé en feraient partie de droit. Trois, six ou neuf membres, selon le nombre des feux, allaient les composer. Ils seraient élus par une nouvelle assemblée, réduite aux seuls habitants qui payaient au moins dix livres d’imposition foncière et personnelle.
A la veille de la Révolution, les communautés villageoises qui avaient conduit la vie des paysans depuis des siècles furent abolies et remplacées par des municipalités aux mains des possédants. La protection des plus humbles allait désormais être entre les mains des seuls curés présents à ces assemblées. Le déchaînement anti-chrétien de la Révolution allait se charger de les éliminer. Pour mener à bien sa révolution capitaliste, la classe montante a dû se débarrasser du roi, de l’Eglise et de la communauté villageoise qui avait forgé, bâti et cultivé la France.
Marion Sigaut Août 2019
Sources utilisées pour cet article :
Pierre de Saint-Jacob : Les paysans de la Bourgogne du nord au dernier siècle de l’Ancien régime, 1960.
Albert Babeau : Le Village sous l’ancien régime, 1878 ; La Vie rurale dans l’ancienne France, 1883.
Marc Bloch, La lutte pour l’individualisme agraire dans la France du XVIIIe siècle, 1930.
Video à regarder sur le même site
http://re-histoire-pourtous.com/le-village-et-la-communaute-rurale-dancien-regime/