Arrive la démocratie dont on oublie qu’elle fut surtout une corvée compliquée (comme dit Cochin, il faut se coucher tard pour conspirer longtemps…). Le peuple gagne peu à devenir démocrate. Il en devient esclave, explique Fustel dans des chapitres justement ignorés…
« A mesure que les révolutions suivaient leur cours et que l’on s’éloignait de l’ancien régime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il y fallait des règles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus délicats. C’est ce qu’on peut voir par l’exemple du gouvernement d’Athènes. »
Ici on croirait du Tocqueville. Peut-être que la sensibilité aristocratique de nos deux grands historiens…
Mais Fustel décrit la corvée démocratique au jour le jour (pp.451-452) :
« On est étonné aussi de tout le travail que cette démocratie exigeait des hommes. C’était un gouvernement fort laborieux. Voyez à quoi se passe la vie d’un Athénien. Un jour il est appelé à l’assemblée de son dème et il a à délibérer sur les intérêts religieux ou financiers de cette petite association. Un autre jour, il est convoqué à l’assemblée de sa tribu ; il s’agit de régler une fête religieuse, ou d’examiner des dépenses, ou de faire des décrets, ou de nommer des chefs et des juges. »
Après c’est du Prévert :
« Trois fois par mois régulièrement il faut qu’il assiste à l’assemblée générale du peuple ; il n’a pas le droit d’y manquer. Or, la séance est longue ; il n’y va pas seulement pour voter : venu dès le matin, il faut qu’il reste jusqu’à une heure avancée du jour à écouter des orateurs. Il ne peut voter qu’autant qu’il a été présent dès l’ouverture de la séance et qu’il a entendu tous les discours. Ce vote est pour lui une affaire des plus sérieuses ; tantôt il s’agit de nommer ses chefs politiques et militaires, c’est-à-dire ceux à qui son intérêt et sa vie vont être confiés pour un an ; tantôt c’est un impôt à établir ou une loi à changer ; tantôt c’est sur la guerre qu’il doit voter, sachant bien qu’il aura à donner son sang ou celui d’un fils. Les intérêts individuels sont unis inséparablement à l’intérêt de l’État. L’homme ne peut être ni indifférent ni léger. »
Tout est préférable au règne des Agathoi (les « bons » de Théognis)… Fustel ajoute :
« Le devoir du citoyen ne se bornait pas à voter. Quand son tour venait, il devait être magistrat dans son dème ou dans sa tribu. Une année sur deux en moyenne, il était héliaste, c’est-à-dire juge, et il passait toute cette année-là dans les tribunaux, occupé à écouter les plaideurs et à appliquer les lois. Il n’y avait guère de citoyen qui ne fût appelé deux fois dans sa vie à faire partie du Sénat des Cinq cents ; alors, pendant une année, il siégeait chaque jour, du matin au soir, recevant les dépositions des magistrats, leur faisant rendre leurs comptes, répondant aux ambassadeurs étrangers, rédigeant les instructions des ambassadeurs athéniens, examinant toutes les affaires qui devaient être soumises au peuple et préparant tous les décrets. »
Avec sa méticulosité et sa soif de taxes et de règlements, la démocratie exige déjà un job à temps plein qui va créer une bureaucratie fonctionnarisée. Et on retombe inévitablement sur l’importance de l’argent déjà dénoncée par Théognis :
« Enfin il pouvait être magistrat de la cité, archonte, stratège, astynome, si le sort ou le suffrage le désignait. On voit que c’était une lourde charge que d’être citoyen d’un État démocratique, qu’il y avait là de quoi occuper presque toute l’existence, et qu’il restait bien peu de temps pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote disait-il très-justement que l’homme qui avait besoin de travailler pour vivre ne pouvait pas être citoyen. »
N’oublions que la Révolution Française accoucha de la plus formidable armée de fonctionnaires au monde, celle qui émerveillait aussi bien Taine que le pauvre Karl Marx qui inspira les totalitarismes révolutionnaires (« dans un pays comme la France, où le pouvoir exécutif dispose d’une armée de fonctionnaires de plus d’un demi-million de personnes et tient, par conséquent, constamment sous sa dépendance la plus absolue une quantité énorme d’intérêts et d’existences, où l’État enserre contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile… »).
On n’est pas ici pour transformer le cours de l’histoire humaine, et on s’en gardera, vu que ce désir malheureux est si souvent promis à un sort malheureux ! Mais on ne s’étonnera alors pas, et j’inviterai à découvrir l’œuvre du philosophe libertarien Hoppe à ce propos, en affirmant que le grand avènement démocratique, avec son cortège de guerres impériales-humanitaires-messianiques, de contrôles étatiques et d’inflation fiscale, marque souvent la fin d’une civilisation en fait – y compris et surtout sur le plan culturel. Que le phénomène démocratique ait débouché sur le césarisme ici, le fascisme ou le communisme là, et sur la création maintenant d’une caste mondialisée de bureaucrates belliqueux ne devra bouleverser personne.
Sources citées (non celles évoquées)
- Théognis – Elégies (Remacle.org)
- Fustel – La cité dans l’histoire (classiques.uqac.ca)
- Marx – Le dix-huit Brumaire
https://voxnr.com/49190/declin-aristocratique-et-corvee-democratique