Longtemps, c’est une mêlée effroyable, sur l’espace restreint de quelques planches flottantes. La fumée de la poudre aveugle tous les combattants. Don Juan est devant, en première ligne, à côté de ses valeureux soldats. Don Luis de Requesens l’exhorte à ne pas s’exposer. Il répond : “Ma vie ne vaut pas mieux en ce moment que celle du dernier des soldats. Je vaincrai ou je mourrai l’épée à la main : ne pensez qu’à votre devoir, comme je pense au mien. Chacun de nous est maintenant à la miséricorde de Dieu”. Don Luis obtempère et la fine fleur de l’aristocratie espagnole se range autour du jeune chef aimé et incontesté. Il y a là le Comte de Priego, Rodrigo de Benavidès, Luis de Cardora, Philippe de Heredia, Ruy Diaz de Mendoza, Juan de Guzman et une flopée de jeunes nobles qui veulent, ce jour-là, dans cette effroyable mêlée, gagner quelques morceaux de gloire. Ils attaquent. Ils sont repoussés. Ils attaquent encore. Le régiment de Sardaigne de Don Lopez de Figueroa plie sous l’assaut turc.
Don Bernardino de Cardenas est renversé par un coup d’espingole et Don Juan le remplace aussitôt à la tête de ses soldats. En face d’eux, Ali Pacha en personne, qui délaisse son arc pour combattre au corps à corps son adversaire, le fils de Charles Quint. À ce moment-là, nous rappelle l’écrivain wallon Maurice des Ombiaux, le capitaine général de la chrétienté, le brave amiral du pape, Marco Antonio Colonna, avec le navire du bey ottoman de l’Eubée (le Négropont) dont il vient de s’emparer, fonce à toute vitesse sur la Sultana. La proue de la galère turque capturée s’enfonce profondément dans le navire amiral d’Ali Pacha. Les arquebusiers du pape mitraillent les Turcs et Don Juan lance un nouvel assaut. Le fils de Charles Quint tient une hache et une épée à large lame. Sardes et Espagnols sont galvanisés : plus rien ne les arrête, leur fureur balaie le pont, plus aucun janissaire ne résiste. Ils prennent l’étendard du Prophète venu de La Mecque. Ali Pacha est blessé, une balle d’arquebuse l’a frappé au front. Il s’écroule. Un soldat lui tranche la tête et la fiche sur une pique. Don Juan est horrifié et fait immédiatement jeter la tête à la mer. Le centre de la Sainte Ligue a gagné la partie : la Sultana est aux mains de ses soldats. Parmi eux, Miguel de Cervantès, qui vient de perdre sa main gauche dans un corps à corps, pour la “plus grande gloire de la droite”, qui écrira le fameux roman Don Quichotte, où est évoquée la bataille de Lépante.
L’aile gauche venge cruellement la mort atroce de Bragadin
L’aile gauche de la Sainte Ligue, commandée par le Vénitien Barbarigo encaisse d’abord un assaut impétueux, lancé par Mohammed Scirocco, qui tente de pousser ses ennemis vers la côte. Barbarigo, inébranlable, électrise ses soldats et ses marins, qui retournent la situation en leur faveur : cette fois, ce sont les Turcs qui sont acculés au littoral. Pour se dégager, ils doivent donner l’assaut, mais sous le feu nourri des arquebusiers vénitiens. Un archer ottoman envoie une flèche dans l’œil de Barberigo qui lui transperce la moitié du crâne. Il mourra après la bataille. Son neveu, Giovanni Mario Contarini, prend le commandement. Les janissaires, plus nombreux que leurs adversaires, montent à l’abordage et sont refoulés ; les soldats croates, italiens et dalmates de la Sérénissime s’emparent rapidement de la galère de Scirocco.
La discipline des soldats de la Ligue, leur habilité à manier l’arquebuse et leurs casques et cuirasses compensent facilement leur infériorité numérique. Scirocco, vice-roi d’Alexandrie, est tué, décapité et jeté à la mer. Une première vengeance vénitienne pour la mort de Bragadin. Mais ce ne sera pas tout : les Vénitiens de Barbarigo et Contarini vont systématiquement massacrer tous les marins et soldats turcs qui tomberont entre leurs mains. Les 15.000 galériens chrétiens de la flotte de Mohammed Scirocco sont libérés. Les galères turques, prises de panique, se rabattent sur la côte et s’échouent. Il ne reste rien, absolument rien de la flotte du vice-roi d’Alexandrie. Au nord de l’aire de combat, la victoire est acquise à la Sainte Ligue mais au prix fort : les capitaines Contarini, Barbarigo et Querini sont morts au combat ou succomberont à leurs blessures.
Bonnes manœuvres et erreur d’Ouloudj Ali
Au sud, Gianandrea Doria s’était laissé enveloppé par le redoutable corsaire algérois Ouloudj Ali. Le centre, qui vient de vaincre et n’a plus devant lui que des carcasses de galères incendiées, se voit subitement menacé sur ses arrières par les galères d’Ouloudj Ali. La capitane de Malte fait face à 7 galères algéroises, 10 navires vénitiens sont encerclés. Les arrières-gardes de Don Juan de Cardona et du Marquis de Santa-Cruz foncent à la rescousse. Les 2 commandants sont touchés mais restent à leur poste. Doria se rend compte de son erreur et revient en toute hâte au combat. Don Juan rameute une douzaine de galères encore en bon état et fonce sur le dispositif d’Oulouch Ali.
La situation est redressée de justesse et la majeure partie des pertes européennes, en cette journée de Lépante, sont dues aux coups du pirate algérois. Qui a commis toutefois une erreur grave : au lieu de s’attaquer à davantage de galères chrétiennes, il fait une pause pour tenter de remorquer ses prises, dont 3 galères de l’Ordre de Saint-Jean. Il perd un précieux temps qui permet aux arrière-gardes espagnoles et à Don Juan de passer à l’attaque. Il n’emportera même pas ses prises, il doit les larguer pour fuir plus vite. Ouloudj Ali n’a plus qu’une solution : sauver sa flotte, quitter le lieu des combats et se réfugier à Alger, sa place forte.
Pourquoi la Sainte Ligue a-t-elle vaincu à Lépante ?
La victoire est totale pour la Ligue. Comment les écoles militaires expliquent-elles aujourd’hui cette victoire ? Le professeur américain Victor Davis Hanson attribue cette victoire aux galéasses, bien évidemment, et à leur puissance de feu, qui valait celle d’une douzaine de galères ottomanes. Don Juan avait fait scier les proues de ses navires pour installer des canons capables de tirer de face et non pas latéralement. Ce dispositif permettait de tirer des boulets sur la ligne de flottaison des galères ottomanes. Privées de ce dispositif, les galères turques tiraient généralement trop haut, ne provoquant aucun dommage chez leurs adversaires. L’infanterie espagnole et allemande (7.300 mercenaires levés en Allemagne pour un total de 27.800 soldats de Philippe II) a prouvé sa supériorité lors de la bataille de Lépante ; elle disposait d’arquebuses relativement légères (de 7,5 à 10 kg) dont la portée était de 350 à 450 m. ; elle était cuirassée et casquée ; elle misait sur la solidarité du groupe et sur la discipline, non sur l’héroïsme personnel. Ensuite, bien sûr, la qualité de l’artillerie vénitienne et l’excellence de la tactique du feu nourri qu’elle inaugurait, ont largement contribué à la victoire de la Ligue. Hanson rappelle aussi que la Ligue disposait de 1.815 canons et les Turcs de 750 seulement. Ce sont ces atouts-là, dit Hanson, voix très écoutée aujourd’hui en matière d’histoire militaire, qui ont donné la victoire à Don Juan. La bataille n’a duré que 4 bonnes heures, nous rappelle l’historien militaire américain. Au cours de ce laps de temps finalement fort bref, 150 hommes ont été tués par minute, ce qui nous amène à quelque 40.000 morts, un taux de mortalité effrayant comparable à celui de la bataille de la Somme pendant la première guerre mondiale.
L’historien militaire allemand Helmut Pemsel détaille dans son ouvrage destiné aux officiers de la Bundesmarine les pertes de la journée de Lépante : les Turcs auraient perdu 150 navires, dont 110 sont pris par la Sainte Ligue et 30 échoués sur les côtes du Cap Scrophia, à l’entrée du Golfe de Patras. On aurait dénombré 25.000 morts chez les Turcs et 5.000 prisonniers. Les marins de la Sainte Ligue auraient libéré 12.000 galériens chrétiens (et non 15.000 comme l’affirment d’autres sources). Les chrétiens auraient perdu 8000 hommes au combat et leurs rangs auraient compté 20.000 blessés, dont Cervantès. Ils n’auraient perdu en outre que de 12 à 15 bateaux, surtout sur le front tenu par Ouloudj Ali. Pemsel conclut : « Lépante a été l’une des plus grandes batailles navales de l’histoire, la dernière bataille de galères et, pour une longue période, la dernière bataille décisive dans l’espace méditerranéen. Mais la bataille n’a eu aucun effet stratégique sur le long terme, car la coalition chrétienne s’est rapidement disloquée ». Après l’hiver, en effet, les partenaires de la Sainte Ligue ne parviennent plus à accorder leurs violons. Philippe II est très réticent. Il se borne à maintenir sa flotte dans les eaux italiennes, au cas où une flotte turque reconstituée, ou la flotte d’Ouloudj Ali, qui a échappé au désastre, reviendrait ravager l’Adriatique ou la Tyrrhénienne.
Pour le reste, le roi d’Espagne se dit plus préoccupé des troubles aux Pays-Bas et de la situation en Angleterre, où les pirates, avec la complicité tacite de la nouvelle reine Élizabeth Ire d’Angleterre, risquent fort bien de s’en prendre aux ports galiciens ou asturiens et de couper les communications entre l’Espagne et les Flandres. Qui plus est, les corsaires anglais attaquent les navires espagnols dans les Caraïbes. Philippe II rappelle une bonne partie de sa flotte pour protéger les Pays-Bas que menacent un débarquement anglais ou une intervention huguenote française en faveur des insurgés calvinistes et protestants de Hollande. Il faut aussi préciser que l’Espagne est présente depuis février 1565 dans le Pacifique, dans les Philippines. 3 et 4 ans après Lépante, en 1574 et 1575, Juan de Salcedo, commandant de la garnison espagnole des Philippines, réussit à enrayer la conquête de l’archipel par les pirates chinois de Li-Ma-Hong.
Quelques réflexions sur l’après-Lépante
Lépante, comme le dit bien Pemsel, est une des dernières batailles décisives en Méditerranée, avant que les enjeux stratégiques majeurs, y compris pour l’Espagne, ne passent de l’antique “Mare Nostrum” des Romains à l’Atlantique. Philippe II, poussé par ces contingences nouvelles, concentre désormais ses efforts sur l’Atlantique et laisse, dans le bassin occidental de la Grande Bleue, une œuvre inachevée : la piraterie barbaresque y est toujours présente et ne cessera définitivement de menacer l’Europe, y compris sa façade atlantique, qu’au début du XIXe siècle. En 1823, la Ligue Hanséatique de Hambourg se plaint d’un raid de corsaires algériens ou marocains dans les eaux de la Mer du Nord ! La conquête française de l’Algérie mettra un terme à ces actions de piraterie.
L’après-Lépante est marqué par l’inaction. Venise ne récupère pas Chypre. Les Ottomans réarment une flotte. Le sultan peut dire avec ironie : “En prenant Chypre, nous vous avons coupé le bras. En détruisant notre flotte, vous nous avez rasé la barbe. Un bras ne repousse jamais ; la barbe repousse toujours”. De fait, la perte de Chypre est un désastre pour l’Europe et l’acharnement des gouvernements turcs successifs à vouloir conserver à tout prix la reconquête de l’île, réalisée pendant l’été 1974, s’inscrit bien dans la logique géopolitique et stratégique qui se profile derrière la boutade du sultan ottoman. Pour la Turquie, c’est une question de prestige de rester à Chypre, même si la non reconnaissance par Ankara de l’État cypriote grec empêche l’État turc de devenir membre à part entière de l’UE. Où le sultan s’est avéré moins pertinent, c’est quand il a évoqué sa nouvelle flotte. Elle était certes aussi nombreuse que celle perdue à Lépante, mais nettement moins bien dotée en canons que ses homologues vénitiennes ou espagnoles. Les forges de l’arsenal de Venise étaient bien plus efficaces que les pauvres ateliers ottomans. Pire, ajoute Hanson, les Ottomans dotent encore, après Lépante, leurs galères de canons pris à l’ennemi. La structure économique de l’empire ottoman, ajoute-t-il, ne permet pas de créer des manufactures capables de produire en masse un armement standardisé et moderne.
Les combats sur mer en Méditerranée après Lépante
Sur le terrain, 10 mois après Lépante, Colonna rencontre la nouvelle flotte turque au Cap Matapan. C’est Ouloudj Ali qui la commande et elle compte 225 galères. Celle de Colonna est composée de 127 galères, 6 galéasses et 24 voiliers. Ouloudj Ali préfère éviter le combat. Il se retire sans perdre un navire. Une vingtaine de jours plus tard, les Espagnols rejoignent Colonna, avec, à leur tête, Don Juan. Les 2 flottes font jonction à Corfou, mais aucun engagement n’a lieu. En 1573, Venise signe une paix séparée avec les Turcs : la sainte Ligue cesse automatiquement d’exister. L’âme de l’unité de la Sainte Ligue, Pie V, était décédé en mai 1572. Le principal événement à signaler dans l’après-Lépante, c’est la reprise de Tunis en octobre 1573 par les Espagnols de Don Juan. Victoire éphémère : Ouloudj Ali reprend définitivement la ville en juillet 1574, avec 70.000 hommes qu’amène son futur successeur, Sinan Pacha. La perte définitive de Tunis scelle la fin du rêve espagnol de contrôler l’Afrique du Nord. L’Espagne se tourne pour de bon vers l’Atlantique, car c’est au-delà de l’Atlantique que réside désormais sa richesse et son empire. L’annexion du Portugal en 1580 accentue encore davantage ce tropisme atlantique. La Turquie abandonne aussi l’idée d’intervenir dans le bassin occidental car elle entre dans une longue guerre contre les Perses qui durera de 1578 à 1590. En juillet 1586, 7 galères algéroises attaquent Lanzarote dans les Canaries et capturent 200 Canariens : c’est la première attaque des Barbaresques d’Algérie dans l’Océan Atlantique.
Il faudra attendre le début du XVIIe siècle pour revoir des combats sporadiques en Méditerranée. À signaler : une bataille au large de la Sardaigne, le 3 octobre 1624, où une flotte italienne détruit un parti algérois. En août 1640, la flotte des Chevaliers de Malte, sous la direction du Comte Ludwig von Hessen, capture 6 grands voiliers barbaresques devant Tunis. Le 28 septembre 1644, 6 galères maltaises capturent au large de Chypre un galéon turc avec, à son bord, l’une des épouses favorites du sultan. Le 4 avril 1655, l’Amiral anglais Blake, avant de se tourner contre l’Espagne, détruit Porto Farina près de Tunis et fait taire les canons du fort à l’aide de ses propres batteries : c’est la première fois qu’une artillerie montée sur vaisseaux parvient à neutraliser une citadelle.
À suivre