La présence simultanée d'individualisme et de holisme est frappante chez Quesnay, inspirateur de réformes fiscales, mais surtout figure exemplaire des futurs débats sur les fondements de l'intervention étatique en économie. Vincent de Gournay avait proposé de "laissez faire, laissez passer" affirmant l'autonomie économique. Quesnay, négligeant les sommes de réflexion sur la valeur développées dans deux directions, le travail ou l'utilité, s'en remet à la terre pour engendrer toute richesse. Un tel privilège ne s'explique, selon Dumont, que par la forme spéciale de propriété qui s'attache à la terre.
La propriété immobilière subordonne l'économie à d'autres instances (politique, morale, religieuse) et ne sépare pas la relation aux choses de relations entre hommes. Quesnay appartient encore à l'idéologie holiste lorsqu'il confie le pouvoir politique aux propriétaires immobiliers qui payeront seuls les impôts, mais il récuse l'intervention de l'Etat dans l'activité économique, s'affirme anti-mercantiliste en défendant la liberté des échanges et la propriété privée. Soulignons aussi, en reprenant le commentaire de G. Haarscher (9), que Quesnay met l'accent sur la production, la création des valeurs, alors que les mercantilistes s'intéressaient à la circulation, au commerce. La préoccupation productive est en effet un trait général de l'époque: Condillac (1714-1780) accordait une attention particulière au travail, principale source de valeur car l'idéal d'une ascèse contemplative a cédé la place au désir d'affronter le monde pour le mettre en valeur. Le travail créateur à la façon de R. Crusoé est mis en honneur, même s'il en résulte des incompatibilités avec d'autres vertus.
La Fable des Abeilles de Mandeville
Le succès de la Fable des Abeilles (1705) de Bernard de Mandeville (1670-1733) fut lié au scandale et aux protestations qu'elle suscita. L'humanité est comparée à une ruche dans laquelle chaque homme a le droit et le devoir de poursuivre son intérêt car il contribuera le plus efficacement au bien commun, les "vices privés" devenant des "bienfaits publics". La pensée de Mandeville développe une psychologie qui sera celle des morales fondées sur l'intérêt, mais insiste surtout sur l'activité tout en opposant la simple diligence à l'esprit d'industrie défini par la soif de gagner et le désir infatigable d'améliorer notre condition. L'accent mis sur l'activité, de Mandeville à Quesnay, puis A. Smith instillera le discours révolutionnaire sur la pauvreté.
Dernière caractéristique des principes fondateurs de la pensée économiques pour l'époque révolutionnaire: le traitement de la composition des intérêts privés. Lorsque l'individu devient le sujet élémentaire, l'atome de la réflexion, la pensée économique doit réfléchir sur l'harmonisation des actes. La conscience d'une désagrégation se traduit chez Quesnay par un recours à l'ordre naturel qui soumet l'homme à la nature. Mais la notion d'individu ou d'agent (terme ultérieur) se spécifie au moyen d'attributs: les intérêts et les passions. La Révolution française, en effaçant les statuts d'une société d'ordres, définit la Nation comme l'ensemble des individus identiques sous l'angle du dénombrable et du législatif et résoud le problème d'agrégation par la volonté générale. G. Haarscher affirme que Necker et Rousseau sont les deux figures de l'opposition à Quesnay en ce qu'ils brident l'économie, à laquelle Quesnay aurait conféré une trop grande liberté pour la soumettre aux règles du pacte social, à la "volonté générale". Les deux instances (politique et économique), libérées de l'ordre religieux peuvent entrer en conflit virulent: l'économie autonomisée proteste contre l'interventionnisme étatique, tandis que le politique du contrat social récuse le mouvement autonome de l'économie.
Ainsi, le débat se situe-t-il tout entier à la charnière de deux mondes sur la ligne de partage du holisme et de l'individualisme. Les tenants de la théorie du contrat social plaident en faveur de l'individualisme politique et critiquent tout ce qu'il entrave: l'ordre naturel de Quesnay, élément traditionnel, mais aussi l'économie émancipée susceptible de déstabiliser l'univers contractuel. La position de Locke, dans la perspective de Dumont, est essentielle pour comprendre la suite. Locke affirme que la relation entretenue par l'individu avec les choses passe simplement par la propriété à condition d'être légitimée par le travail. En conséquence, le point de vue holiste pourra déclarer illégitime certaines formes de propriété: les révolutionnaires useront de l'argument. Dire que le travail doit constituer le critère de la propriété, c'est aussi affirmer que sa qualité mesure la valeur des biens et poursuivre avec Grotius, Hobbes, Pufendorf, une réflexion sur la valeur "objective". L'oubli des débouchés est révélateur: la marchandise doit trouver acheteur, répondre à une demande, quelle que soit la nature de cette dernière. Il appartiendra à Galiani (1728-1787), Condillac (1715-1780), Turgot, de développer la théorie "subjective" de la valeur empruntée aux scolastiques de l'école de Salamanque.
A l'aube de la Révolution, un creuset culturel avait façonné les acteurs, leur suggérant des interprétations et des solutions aux questions économiques. Ils disposaient de trois repères: la démarche de la physique et la méthode analytique, la nécessité d'agréger et de réguler les intérêts privés, la dévalorisation du passé, inutile lorsque tout repose sur le travail ou l'ordre naturel. Il faut donc soit en revenir à l'antique, soit créer des schémas abstraits dans lesquels la logique des origines se substitue à l'histoire des origines. Munis de ce bagage, ils s'efforceront de traiter deux questions fondamentales: le prix des subsistances et son corollaire, la pauvreté; le budget de la république qui suppose de choisir les dépenses et de justifier les ressources.
II. Le double corps de l'Etat
Empruntée à P. Rosanvallon qui désigne ainsi l'œuvre de Boisguillebert, l'appelation décrit parfaitement le dilemme dans lequel nagera la Révolution: le tout et la partie. L'Etat, assimilé au Souverain, n'est qu'une partie du corps social et politique, ayant une fonction spécifique: défense et sûreté. En contre-partie, il perçoit l'impôt dont les caractéristiques sont à débattre. En même temps, l'Etat est l'ensemble du corps social; le souverain se confond avec ses peuples: il est le tout. L'Etat doit donc remplir un double rôle. En tant que simple partie, il offre la sécurité "extérieure". En tant que tout, il a deux devoirs: maintenir le corps social en bonne santé (la circulation des biens ou consommation), assurer la concorde intérieure ou paix sociale (maintenir le "corps uni"). En particulier "les pauvres, dans le corps de l'Etat sont les yeux et le crâne, et par conséquent les parties délicates et faibles"(9). La question des subsistances et de la pauvreté était donc à traiter en priorité.
À suivre