Sur le papier, le Luxembourg n’a plus rien d’un paradis fiscal opaque. Il est devenu exemplaire, en mettant fin aux excès mis au jour par les « LuxLeaks » (https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2021/02/08/limportance-du-paradis-fiscal-luxembourgeois-est-inversement-proportionnel-a-sa-taille/) – une enquête internationale qui a révélé, en 2014, l’existence d’accords fiscaux à taux zéro accordés par le pays aux multinationales durant des décennies. Ces accords (appelés « rulings », ou « rescrits ») ont chuté de 90 %, avec seulement 44 rescrits signés en 2020. Dès lors qu’ils étaient susceptibles de léser fiscalement un autre Etat européen, ils ont été transmis à ce dernier, conformément aux règles européennes. Sur le papier, donc, le Luxembourg est irréprochable.
Mais l’enquête « LuxLetters », conduite par plusieurs médias avec les ONG Tax Justice Network (TJN) et The Signals Network, vient cependant interroger la réalité de cet effort de transparence. Selon des témoignages concordants recueillis sous le couvert de l’anonymat, des conseillers fiscaux travaillant pour de grands cabinets installés au Luxembourg ont en effet trouvé le moyen de contourner la réglementation européenne sur l’échange de rescrits, sans que les autorités du Luxembourg y trouvent à redire.
Leur astuce prend la forme d’un courrier par lequel un fiscaliste informe l’administration luxembourgeoise du traitement fiscal avantageux dont entend bénéficier son client (une entreprise ou un fonds d’investissement), et pour lequel le silence des autorités vaudrait approbation. Sur la place luxembourgeoise, ces courriers sont désignés sous le nom de « lettres d’information ». Un terme passe-partout qui, au Luxembourg, prend une signification toute particulière.
Déployées autour de 2015 pour combler le vide créé par la fin des rescrits d’ancienne génération, ces lettres devaient permettre de tester l’administration fiscale sur la nature des schémas encore acceptés au Luxembourg. Recréer une forme de « certitude fiscale » – un concept très prisé des investisseurs, dont le Luxembourg fait depuis toujours l’un de ses atouts majeurs. Mais là où le bât blesse, c’est que ces missives ont rapidement été détournées de leur objet premier par des fiscalistes zélés.
Plusieurs sources expliquent que ces lettres ont, en réalité, pris la suite des rescrits ultra-avantageux, auparavant tamponnés à l’aveugle et de manière industrielle par l’administration fiscale luxembourgeoise. Les fiscalistes s’en sont servis pour obtenir un accord implicite de l’administration sur le traitement fiscal qu’ils entendaient appliquer à une structure créée au Luxembourg ou une opération financière, et le vendre comme tel auprès de leur clientèle d’entreprises. Ces lettres ne prévoient pas noir sur blanc un taux d’imposition zéro ; elles permettent plutôt de trancher dans un sens favorable lorsque l’impôt dû sur une opération particulièrement complexe n’est pas clair.
Contrairement aux rescrits, ces lettres ne portent pas le tampon de l’administration. Ce détail, loin d’être anodin, leur permet d’échapper aux obligations de transparence de la directive européenne DAC3 (2015), qui impose aux Etats européens de transmettre à leurs voisins tous les accords fiscaux transfrontaliers, dans le but de décourager les pratiques les plus abusives.
Les témoignages recueillis décrivent les lettres d’information comme une pratique discrète et subtile, située « dans une zone grise », sur la crête de la légalité. « Ces lettres ont été utilisées pour éviter de recourir aux rulings, qui, eux, auraient dû être partagés avec d’autres pays », affirme un témoin de cette pratique. Cette déclaration coïncide avec les déclarations d’autres initiés qui ont tous demandé à rester anonymes par peur d’éventuelles conséquences.
La procédure est rodée. Le fiscaliste rédige une lettre d’information à destination du fisc pour l’entreprise qu’il représente, en décrivant l’opération envisagée et le taux d’imposition réduit qu’il pense pouvoir lui appliquer. Selon un avocat, qui en a lui-même conçu, « les lettres commencent toujours ainsi : “Monsieur l’agent, nous avons été mandatés par le client X pour créer cette structure d’investissement. Nous avons décidé de lui appliquer tel traitement fiscal.” Elles se terminent par ce genre de formule : “Si vous avez des questions, n’hésitez pas à nous contacter.” »
Une fois la lettre envoyée par courrier ou directement par porteur, deux options s’ensuivent : soit l’administration contacte le fiscaliste, pour corriger une erreur d’analyse ; soit elle ne répond rien, ce qui, implicitement, laisse à penser qu’elle n’a rien trouvé à redire et que son silence vaut accord tacite. Pour discuter du fond de la lettre, des appels téléphoniques ou même des réunions physiques peuvent être organisés. Ces pourparlers voient des conseillers fiscaux (souvent très haut placés dans les cabinets) soumettre leurs montages dans le détail à des employés du fisc. Avec, à la clé de ces échanges informels, toujours ultra-confidentiels, d’éventuelles validations orales.
Finalement, même si aucun document n’est jamais tamponné et que la lettre est versée au dossier fiscal sans accusé de réception, le fiscaliste obtient la quasi-assurance que son projet ne sera pas contesté. « L’administration donne son opinion, mais elle reste informelle. Dans les cabinets d’avocats, les lettres sont conservées comme des documents sensibles, couverts par le secret professionnel. » « On comprend vite que c’est un sujet délicat, et que c’est un moyen de contourner les règles ».
Le ministère des finances du Luxembourg se défend de toute infraction. Selon son interprétation des textes, les lettres d’information ne sont pas couvertes par la réglementation. « Le champ d’application de la directive DAC3 se réfère aux décisions ou accords préalables sur lesquels [une] personne ou un groupe de personnes peut se fonder, explique le ministère des finances. Il ne peut s’agir que d’[accords fiscaux] écrits et contraignants, car l’administration fiscale ne délivre pas d’accords oraux ou non contraignants. »
De leur côté, les grands cabinets de conseil et d’audit connus sous l’appellation « Big 4 » restent muets sur ces pratiques. Un certain nombre d’employés de ces grandes sociétés de conseil fiscal vantent pourtant publiquement sur leur CV leur expérience en matière de rédaction de lettres d’information luxembourgeoises.
Certes, il est compliqué de savoir à quel point les lettres se sont développées dans le Grand-Duché et si elles continuent d’être largement utilisées aujourd’hui. Mais pour Markus Meinzer, de TJN, ONG de référence en matière de fiscalité et partenaire de l’enquête, la pratique des lettres d’information qui s’est substituée aux anciens rescrits constitue une violation du droit européen.
« Ces révélations montrent clairement que les autorités luxembourgeoises ont délibérément coopéré avec des professionnels de la fiscalité pour faire échec au droit européen », déclare l’expert, qui plaide pour un durcissement de la réglementation : « Ce n’est un secret pour personne que le système actuel d’échange d’informations visant à freiner les abus fiscaux n’est pas à la hauteur des enjeux », fait valoir M. Meinzer.
Un ancien avocat fiscaliste, au fait de cette pratique, estime à tout le moins que « la pratique luxembourgeoise pourrait être questionnée » : « Même si aucun accord formel n’a été donné, comme c’est le cas pour les rulings, et qu’il ne s’agit pas d’une décision fiscale à valeur contraignante devant les tribunaux, le fait qu’un échange ait lieu avec l’administration, aussi informel soit-il, pose un véritable problème en droit, confie ce spécialiste. Surtout quand on sait que l’administration fiscale a des moyens limités pour mener des contrôles. »
Quant à la Commission européenne, elle dit tout ignorer de la pratique luxembourgeoise des lettres d’information et manquer d’informations pour formuler une opinion. Mais son analyse de la directive de 2015 pour l’échange automatique de rescrits insiste sur le « champ d’application très large » de cette directive. « Elle inclut tous les accords transfrontaliers conclus entre les administrations fiscales et les contribuables, qu’ils soient oraux, écrits, contraignants ou non contraignants », explique un porte-parole.
Ainsi, si l’on suit la directive, ces lettres d’information, dès lors qu’elles ont une portée transfrontalière, devraient tomber sous le coup de l’obligation de partage avec les autres Etats. Si Bruxelles se garde toutefois de conclure, l’institution européenne rappelle la procédure : « Si la directive n’était pas appliquée par un Etat membre, la Commission européenne lancerait des lettres de mises en demeure et des procédures d’infraction. »
Un tel contournement n’est pas seulement symbolique, car depuis cette directive européenne, les Etats qui s’estimeraient lésés par un accord fiscal consenti par un autre pays sont fondés à réclamer des arriérés d’impôts. Or le contenu des lettres d’information produites au Luxembourg échappe aujourd’hui totalement à la connaissance de l’Union européenne et des Etats membres.
Et vous douteriez encore que l’Union européenne soit, foncièrement, une association de malfaiteurs ?
Le 8 juillet 2021.
Pour le CER, Jean-Yves Pons, CJA.