Entre le milieu de la troisième décennie du XXe siècle et les années 1960, penseurs, écrivains et journalistes de la Droite nationale d’inspiration catholique allaient rencontrer le président du Conseil portugais Antonio Salazar. Leurs lointains successeurs intellectuels font aujourd’hui le déplacement au bord du Danube afin d’y saluer le Hongrois Viktor Orbán.
L’essai de Thibaud Gibelin, Pourquoi Viktor Orbán joue et gagne, confirme ce phénomène de séduction qui ne cesse de croître depuis quelques semaines. En effet, l’entrée en vigueur d’une loi interdisant les propagandes homosexualiste, gendériste et transsexualiste auprès des enfants scandalise les gouvernants d’Europe occidentale connus pour leur coupable laxisme envers la pédocriminalité. Il est risible d’observer la piteuse Commission pseudo-européenne rechercher un angle juridique susceptible de faire condamner par les instances judiciaires « européennes » une loi qui ne relève pas au nom de la subsidiarité, des traités soi-disant européens. On aimerait plutôt que ces belles consciences s’insurgent contre la discrimination prochaine entre vaccinés et non-vaccinés du covid en France.
Paru à la fin de l’année 2020, ce livre n’évoque pas cette nouvelle crise qui s’ajoute à une autre, plus ancienne, concernant le fléau migratoire. En poste avancée de l’Espace Schengen, la Hongrie, a dressé le long de ses frontières avec l’Ukraine et la Serbie des kilomètres de barrières, de palissades métalliques et de fil de fer barbelé. Elle limite l’entrée illégale des immigrés clandestins pour le plus grand effroi des ploutocrates de Bruxelles. En revanche, ces derniers se taisent au sujet de l’érection d’un dispositif similaire entre la Lituanie et le Bélarus…
Renouveau de l’Europe centrale ?
Contrairement aux détracteurs français du responsable hongrois, l’auteur ne cache pas sa sympathie. Il commet toutefois quelques erreurs. Il se trompe en le qualifiant par exemple de « chef d’État ». Non, Viktor Orbán n’est que le Miniszterelnöke, c’est-à-dire le « ministre-président » qu’on traduit par « premier ministre ». Il écrit que Giuseppe Conte préside « le Conseil national (p. 203) » : il a été président du Conseil des ministres de la République italienne. Une troisième maladresse indique que « le Conseil européen […] réunit les chefs d’État (p. 188) ». Le Conseil européen comprend en réalité cinq chefs d’État (Bulgarie, Chypre, France, Lituanie et Roumanie) et les chefs de gouvernement des vingt-deux autres États membres.
Dans un enthousiasme plaisant à lire, Thibault Gibelin embrasse deux centres d’intérêt : la Hongrie et l’Europe centrale. La Hongrie appartient au « Groupe de Visegrád » (ou V4), d’où de nombreuses digressions sur la Pologne, la Slovaquie et la République tchèque. La carte « La Chrétienté occidentale à l’époque de l’union de Visegrád (1335) (p. 237) » introduit une nouvelle maladresse. Le lecteur non averti croit que cette union couvrirait les royaumes de Pologne, de Hongrie et de Bohême. Il n’en est rien. En 1335, leurs trois rois s’y retrouvent avec l’intention de former une alliance contre leur voisin habsbourgeois. Après la fin du bloc soviétique en 1991, Prague, Varsovie et Budapest renouent avec ce précédent historique. Il leur importe de se coordonner dans la perspective d’adhérer à l’OTAN et à l’Union pseudo-européenne.
Thibaud Gibelin ne mentionne pas – et c’est dommage – l’« Initiative des Trois Mers », ni la reprise du projet d’Intermarium. Leur mise en œuvre augmenterait peut-être le poids du V4 qui est pour l’instant négligeable au sein de l’Union supposée européenne. Le V4 n’est pas une structure aussi solide qu’il ne le pense. Les désaccords diplomatiques sont fréquents entre une Pologne atlantiste et russophobe, une République tchèque anti-chinoise et une Hongrie pro-russe et sinophile. Si Varsovie soutient le gouvernement ukrainien, Budapest exprime au contraire ses réticences. L’auteur reconnaît volontiers que « les pays d’Europe centrale n’ont jamais endigué les décisions des principaux acteurs de l’Union européenne. Ils rechignent, mais mangent leur chapeau (p. 142) ». C’est exact. Après des heures de résistance tenace, Hongrois et Polonais cèdent finalement sur le mécanisme de conditionnalité au respect de l’État de droit en échange du versement de sept cent cinquante milliards d’euros dans le cadre du Plan de relance européen. Pourquoi ? « Les fonds structurels européens, dont le V4 est bénéficiaire, contribuent à cette embellie (p. 22) » économique. La perfusion financière permanente déversée en Europe centrale favorise la corruption massive de l’entourage du Miniszterelnöke et des proches du Fidesz (fidelitas en latin), le parti au pouvoir.
On reste donc sceptique sur la perception d’une « Europe centrale […] admirablement pourvue dans les temps actuels, parce que son histoire la prépare de façon privilégiée au dépassement d’une modernité qui lui est étrangère et néfaste (p. 123) ». Vraiment ? Oublierait-il la crise hussite du XVe siècle qui annonce la Réforme ? Et l’absolutisme éclairé au XVIIIe siècle ?D’ailleurs, à la suite de nombreux premiers ministres magyars, Viktor Orbán est de confession calviniste. Or le calvinisme ne contribue-t-il à l’avènement de la Modernité ?
L’auteur pense en outre un peu naïvement qu’« il existe bien une Europe majeure sur le continent : le noyau carolingien, fort d’une importante concentration de population, de richesses, de pouvoirs en tous genres (p. 17) ». Encore faudrait-il que les dirigeants et leurs peuples soient de qualité. Il imagine même que cette « Europe carolingienne […] peut trouver dans l’Europe de Visegrád, son alter ego, sa mauvaise conscience, son précurseur dans le nouveau siècle (p. 17) ». L’hypothèse est audacieuse pour un Occident réduit en termitière.
Nationalisme contre patriotisme
Chantre d’un patriotisme charnel, Thibaud Gibelin dénonce le nationalisme d’émanation moderne. « Une différence de nature et non de degré sépare (pp. 116 – 117) » le nationalisme du patriotisme. À ses yeux, le nationalisme « est un patriotisme déformé par les besoins de la modernité. Il intègre une dimension contractuelle et progressiste (p. 116) ». Il « naît avec l’idéologie révolutionnaire; […] sa nature contagieuse participe de l’expansion de la modernité; […] son adaptation dans des pays divers induit une séparation entre les peuples autrefois réunis dans le sein de la Chrétienté (p. 121). » C’est un point de vue quelque peu réducteur qui oublie les trois mille ans d’histoire et de traditions des peuples albo-européens. Il paraît ignorer les profondes déchirures dues au Grand Schisme d’Orient de 1054 et au sac de Constantinople par les croisés latins en 1204. « A contrario, le patriotisme est territorialisé, s’identifie à des références stables et s’inscrit dans la durée (p. 116). » La distinction est spécieuse à l’heure du triomphe planétaire de la pensée liquide et de la déterritorialisation.
L’auteur s’empresse néanmoins d’ajouter que « plus que jamais, l’Europe réside dans ses nations (p. 11) ». Il critique autant les « fédéralistes » que les « souverainistes » nationaux. « Un même instinct dominateur et fanfaron à la fois semble inspirer fédéralistes et sécessionnistes partisans du Frexit : l’un entend s’asservir l’UE et l’autre l’anéantir (note 154 p. 200). » Constatant que le nationalisme « disparaît corrélativement à la déchéance du citoyen en consommateur (pp. 176 – 177) », il remarque que s’« impose l’idée fausse d’une alternative unique : le démantèlement de l’Union européenne d’un côté, l’établissement des États-Unis d’Europe de l’autre (p. 10) ». Malgré les pressions qui l’incitent à sortir de l’Union supposée européenne, Viktor Orbán entend y rester, car « d’un point de vue illibéral, supprimer l’échelon communautaire européen revient à sacrifier un bouc émissaire (p. 206) ». Opposé au Brexit qui « ôte à l’UE sa composante anglo-saxonne (p. 183) », il défend dès 2010 un « système de coopération nationale (p. 105) ». Comme le montre la récente déclaration signée et approuvée par d’autres partis politiques parmi lesquels le RN, la Lega, Fratelli d’Italia, Vox, etc., le Fidesz réactive la conception de l’« Europe des nations et des patries ». Sera-ce suffisant pour redonner aux Européens l’esprit du patriotisme ? Thibaud Gibelin le croit pour qui « le patriotisme européen se définit comme la réverbération des patriotismes nationaux sur les enjeux du siècle (p. 125) ». Il précise que « la défense conséquente des nations en Europe conduit à défendre la souveraineté de l’Europe face à ce qui lui est étranger (p. 227) ». Fort bien, mais comment ? En février 2018, le premier ministre hongrois répètait que « le danger qui nous menace vient des politiciens de Bruxelles, Berlin et Paris. Ils veulent que nous adoptions les politiques qui ont fait de leurs pays des pays d’immigration et qui ont ouvert la voie au déclin de la culture chrétienne et à l’expansion de l’islam (d’après le Visegrád Post) ».
Si l’auteur reprend ici – sans les citer – les travaux de Louis Dumont qui mettent en valeur les origines individualistes et égalitaristes du nationalisme, il évacue un peu trop rapidement les rapports complexes entretenus entre la nation, l’État, le peuple, la communauté (politique et/ou ethnique, voire sociale) et l’identité. Cette dernière « peut se définir comme les rapports concrets de l’homme aux siens, à son passé et à son territoire (p. 121). » Certes, « le peuple n’est pas l’État, mais il existe politiquement face à ce cadre contraignant (p. 208) ». Peut-on concevoir un ensemble fiable d’États européens si ceux-ci ne se résignent pas à vouloir un bond supranational à la fois institutionnel et psychologique ? Il est étrange que Thibaud Gibelin écarte de sa réflexion le concept d’Empire et affirme qu’« adhérer à une quelconque “ idée d’Europe ” revient à reconnaître un principe unitaire supranational (p. 206) ». Or, toujours d’après lui, « le biais par lequel l’UE est viable échappe à ses idéologues : c’est d’être un cadre unitaire de civilisation. Une résurgence de la Respublica Christiana, une continuation de Rome (p. 207) ». Un nouvel Saint-Empire n’est-il pas la solution conciliant le patriotisme et le nationalisme ? Par ailleurs, l’atlantisme n’est-il pas une forme pernicieuse et délétère de « supranationalité » ? L’Alliance Atlantique ne forme-t-il un « grand espace » transatlantique ?
Viktor Orbán n’est pas exempt de contradictions. Il accorde la citoyenneté hongroises aux minorités magyares de Transylvanie roumaine, de Voïvodine serbe, de Slovénie, d’Autriche, de Croatie et d’Ukraine dans une optique para-irrédentiste. Il considère qu’« on peut politiquement tirer son épingle du jeu de l’Europe de 2020, même dans le cadre imparfait de Bruxelles (p. 21) ». Par ailleurs, l’auteur ne se doutait pas que la Hongrie chrétienne approuverait la violente reconquête de l’Artsakh arménien par l’Azerbaïdjan musulman pro-turc. Mû par le tropisme touranien, Viktor Orbán préfère discuter avec le Turc Recep Tayyip Erdogan ou le Russe Vladimir Poutine qu’avec le petit tyran hexagonal Emmanuel Macron ou le déplorable dirigeant néerlandais Mark Rutte. On le comprend.
Qu’est-ce que l’illibéralisme ?
Les médiats dominants d’occupation mentale de l’Ouest rangent la Turquie, la Russie et la Hongrie dans la rubrique fictive étiquetée « Démocratures ». Ils s’offusquent que la radio privée d’opposition Klubradio ait cessé d’émettre le 15 février 2021 pour avoir envoyé en retard des documents administratifs au Conseil des médiats hongrois. Ce Conseil est la copie parfaite du tristement célèbre CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) français.
Viktor Orbán vante l’illibéralisme. L’auteur constate qu’« une société est libérale à l’aune de son épuisement (p. 175) », car « la page que nous tournons porte un titre en lettre majuscule : libéralisme (p. 26) ». Mieux, « le libéralisme ne peut se définir que par défaut (p. 177) ». « Aussi nommé démocratie chrétienne – par opposition à la démocratie libérale (p. 127) », l’illibéralisme ne forme-t-il pas une troisième voie politique ? Rejetant « un conservatisme compagnon de route du délitement libéral (p. 232) », l’illibéralisme appartient aux États patrimoniaux d’Europe centrale. « Si la Perestroïka de l’Ouest ne vient pas, c’est que le libéralisme est toujours en expansion (p. 230) », « aussi le libéralisme coercitif paré de l’obsession xénolâtre fournit-il une école de résistance à l’Europe centrale (pp. 129 – 130) ». Cette réaction remonte aux années 1990. À cette époque, « le fer de lance de Viktor Orbán, c’est le “ civisme ”, une notion qui permet de surmonter les divisions de la droite hongroise. Le Polgár (citoyen) devient une idée-force. L’État a pour rôle d’aider ceux qui s’aident, ceux qui honorent leurs responsabilités civiques (p. 81) ». Face à la collusion affairiste des socialistes ex-communistes et des libéraux-progressistes qui dilapident tout l’appareil productif hongrois, Viktor Orbán parlera même d’« une insurrection du bon sens (p. 169) ». Il prend acte que « le dysfonctionnement réside […] dans le fossé béant entre les sociétés occidentales et leurs élites; il ne sera corrigé que par la reprise en main de la force publique dans l’intérêt du peuple (p. 213) ». Ainsi le Fidesz, à l’origine libéral pré-sociétaliste, se tourne-t-il vers le national-conservatisme. Quel rôle a joué dans cette évolution le philosophe « paléo-conservateur » étatsunien d’origine hongroise Thomas Molnar qui conseilla Orbán lors de son premier mandat (1998 – 2002) ? Thibaud Gibelin ne le dit pas. Il explique en revanche que, dans les premières années de l’ère post-communiste, « Viktor Orbán comprend peu à peu que la seule façon de bâtir une force politique indépendante et de rompre avec la galaxie libérale (p. 77) ». La transition lui est probablement difficile, car l’auteur rappelle que « comme 3 200 Hongrois entre 1984 et 1990, [Viktor Orbán] bénéficie d’une bourse de l’Open Society – d’un certain George Soros (p. 62) ». Le conflit entre ce dernier et l’ancien boursier « illustre l’inexorable divorce entre démocratie et libéralisme (p. 174) ». C’est une heureuse nouvelle !
En effet, « selon la pensée illibérale, le droit ne fonde pas son autorité en lui-même, mais dans un corps politique qui l’institue. Subsidiairement, il repose sur la souveraineté du même corps politique, aujourd’hui incarné dans le corps électoral et consulté par le vote (p. 133) ». C’est en outre une saine réaction au « “ politiquement correct ” [qui] encadre l’État à la façon d’une religion séculière. La démocratie y est subordonnée, au point que le jeu électoral passe souvent pour un carnaval au pied du trône : les opposants renforcent le système de leur assaut au lieu de l’ébranler (p. 179) ». De retour au pouvoir en 2010, Viktor Orbán choisit une « politique économique hétérodoxe (p. 109) », d’autant que pour lui, « la politique et la guerre ne sont que la continuation de l’économie par d’autres moyens (p. 142) ». L’auteur se fourvoie toutefois quand il avance que « la voie économique qu’emprunte le continent ressort de l’ordo-libéralisme allemand (p. 194) ». Dès 1991, dans Capitalisme contre capitalisme, Michel Albert a démontré la fin du modèle rhénan et donc la disparition de l’ordo-libéralisme au profit d’un ultra-libéralisme financiariste d’origine anglo-saxonne.
Une action économique singulière
Viktor Orbán sait dès 2010 que « le libéralisme affranchi de la concurrence socialiste a renoué avec une dynamique révolutionnaire (p. 19) ». Il entreprend par conséquent de « définir l’altérité, distinguer l’ami de l’ennemi, délimiter la frontière, territorialiser la puissance, subordonner la croissance à d’autres objectifs : autant de “ phobies ” qui obèrent l’avenir de l’Union (p. 13) ». Il « traite l’économie comme un outil au service d’une politique, celle de la puissance nationale (p. 211) ». Ainsi instaure-t-il un État stratège. « Pour protéger les familles, à la fois vulnérables et indispensables, l’État hongrois ponctionne les multinationales. C’est à la lumière de cette réalité qu’il faut juger l’hostilité conjuguée de la gauche européenne et du libéralisme international (p. 223). » Pour aggraver son cas, son gouvernement lance une vigoureuse politique nuptiale et nataliste.
Néanmoins, trente années de sortie chaotique de quatre décennies de soviétisme ont fait de la Hongrie une économie fortement externalisée. Thibaud Gibelin a beau expliquer que « le libre échange n’est qu’un moyen d’organiser l’interdépendance, elle-même vecteur d’impuissance (p. 181) », Viktor Orbán défend le libre échange. La Hongrie est en pointe dans la ratification des traités de libre échange avec le Japon, le MERCOSUR et le Canada. Cela n’empêche pas les médiats occidentaux de dénoncer « Viktator ». Pour quelle raison ?
Outre sa résistance aux « migrants » dont certains se muent en terroristes ou en criminels de droit commun, et son refus d’entériner la propagande dyssexuelle, Viktor Orbán ose changer les institutions. Issu de la constitution communiste révisée à compter de 1989 – 1990, le régime de la transition démocratique « ne peut être réformé, mais doit être renversé (p. 105) ». Ainsi la République de Hongrie devient-elle simplement la Hongrie. Ce n’est pas anodin. « La révolution qu’au fond il porte en lui est d’aspirer à la puissance pour la soumettre à une autorité qui le dépasse. C’est à un ordre traditionnel que Viktor Orbán souhaite rendre la Hongrie et l’Europe égarées dans le dédale d’idéologies épuisées (p. 54). » Auteur du crime suprême de lèse-majesté, il crée une « taxe [qui] s’applique sur les bénéfices, c’est-à-dire sur le bonus des plus riches, à la vindicte idéologique de la gauche no border s’ajoute la colère des milieux d’affaires occidentaux (p. 109) ». Les classes moyennes ne payeront pas les turpitudes des « Gros ». Il décide dans la foulée une série de mesures telles qu’une taxe d’urgence sur les banques et les assurances, sur l’énergie, les télécommunications et la grande distribution, la nationalisation des fonds de pension privées, l’allégement de la fiscalité pour les familles et les petites entreprises, l’augmentation de trois ans de l’âge de départ à la retraite, la réduction conjointe du nombre de fonctionnaires et du nombre de ministères, passant de quinze à huit. Soucieux d’indépendance, il organise le remboursement anticipée de la dette hongroise auprès du FMI dès 2013. « Le modèle hongrois est un compromis, compatible avec l’ordo-libéralisme allemand que s’impose par la concurrence et les réglementations européennes à travers le continent. L’exaltation de la nation et de la valeur du travail sont mises à contribution au service d’une économie intégrée à l’UE; mais réciproquement la croissance économique sert la puissance publique et permet d’élargir la marge de manœuvre politique au service de l’indépendance nationale (p. 110). »
Vers une recomposition continentale ?
Pour Thibaud Gibelin, « l’Europe ne se fera pas au bord du tombeau (p. 209) ». Soit ! L’exemple illibéral hongrois conduit-il inévitablement « vers un nouvel âge d’ordre (p. 205) » ? Viktor Orbán « entend […] bâtir un ordre européen viable (p. 205) » qui s’inspire des particularités de l’aire danubienne. « L’Europe centrale est bicéphale; c’est-à-dire à la fois nourrie d’une conscience originelle et d’un héritage civilisationnel. Ainsi rassemblée sous le signe de la limite, l’Europe centrale aurait pour déesse titulaire Athéna à la borne (p. 52). » Le Miniszterelnöke sait que les États occidentaux « sont aussi – sinon plus – aliénés qu’alignés, c’est-à-dire promoteurs de la fuite en avant assumée par Bruxelles (pp. 179 – 180) » alors que d’autres « sont plus alignés qu’aliénés, c’est-à-dire en souffrance sous la férule libérale et loyaux par nécessité (p. 179) ». « Dans ce contexte, les noyaux organisés peuvent devenir des centres d’influence (p. 185) », surtout que « la décomposition de l’ordre occidental connaît une accélération en 2020, à la faveur de l’épidémie de covid-19 (p. 184) ». Le Groupe de Visegrád a-t-il les moyens de cette ambition ?
L’illibéralisme veut résoudre deux dilemmes. Le premier fait que « l’Union européenne s’appuie sur deux principes : la démocratie et le libéralisme. L’une relève de la souveraineté du peuple, l’autre de l’autorité du droit (p. 10) ». Le second montre que « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes affronte les droits illimités de l’individu; les prétentions de la société liquide se heurtent aux tenants de la continuité historique (p. 10) ». L’illibéralisme réaffirme le maintien et la pérennité du peuple, socle de toute souveraineté qui s’appuie sur les communautés d’appartenance. Il défie ouvertement l’hyper-classe globalitaire. « Cette cartharsis “ illibérale ” revient à nous libérer du XXe siècle, et l’Europe centrale s’impose comme la région d’Europe la mieux qualifiée pour nous montrer le chemin. En effet, ses pays constitutifs n’ont été ni la genèse ni les acteurs principaux d’aucune des idéologies qui s’arrachèrent l’Europe : communisme, libéralisme, fascisme (p. 27). »
L’auteur fait ici une remarque très pertinente. L’illibéralisme hongrois ou polonais n’est pas la version 2.0 d’une quelconque Révolution conservatrice européenne. Si la Hongrie accueille des familles germanophones qui fuient l’enfer multiculturaliste de l’Ouest, Viktor Orbán ne souhaite pas transformer son pays en repaire de nationalistes d’Europe occidentale. En juin 2017, il ordonna l’expulsion immédiate de l’historien réfractaire allemand Horst Mahler. Le gouvernement PiS de Varsovie, pour sa part, interdit tout séjour de l’essayiste euro-américain Jared Taylor dans l’Espace Schengen. Faut-il par conséquent être aussi lyrique et écrire que « certains hommes jouent dans l’histoire un rôle de catalyseur. Ils offrent à une époque son visage (p. 20) » ? C’est exagéré.
Réaction au néo-libéralisme archimoderne et ultra-liquide dont il est une dissidence idéologique, géographique et socio-politique propre à l’isolat linguistique finno-ougrien qu’est la Hongrie, l’illibéralisme est peut-être une chance pour la terre des Magyars. Toutefois, faute d’un encadrement du suffrage universel et en l’absence criante de cénacles métapolitiques offensives d’orientation illibérale, les élections législatives de 2022 pourraient marquer la fin de cette expérience originale. Viktor Orbán n’est en aucun cas Alexandre Loukachenko.
Georges Feltin-Tracol
• Thibaud Gibelin, Pourquoi Viktor Orbán joue et gagne. Résurgence de l’Europe centrale, Fauves Éditions, 2020, 243 p., 20 €.