Avec Marx, le mythe retombe en effet sur terre. Le paradis redevient, au sens propre, un paradis terrestre. Vision plus absurde encore, plus séduisante aussi. Julien Cheverny écrit : « Le marxisme ne se vante pas d’être une hérésie chrétienne, mais il ne se fait pas faute de s’emparer des principaux mythes évangéliques ou vétéro-testamentaires pour les réutiliser dans le sens d’un humanisme athée » (9).
La perspective que Marx institue sur l’histoire est, elle aussi, segmentaire. Elle aussi résulte d’une faute qui remonte aux origines. Le jardin d’Éden se retrouve dans la vision d’un “communisme primitif”, correspondant à la période prénéolithique, pratiqué par une humanité vivant à l’état de nature et purement prédatrice. La “faute” est survenue lorsque l’homme, lors de la révolution néolithique, est devenu producteur. Sous la pression du besoin — qui fut sa “tentation” —, il a inventé les moyens de production. Mais cette libération, due aux fruits de la connaissance (“l’Arbre du savoir”), s’est révélée une malédiction, qui trouve sa source dans le travail et dans sa division. Du fait de la division du travail, il est résulté l’aliénation du travail, le salaire, la propriété privée. L’exploitation rationnelle de la nature par l’homme a abouti à l’exploitation de l’homme par l’homme : le rapport du travailleur au maître du travail. En raison de ce péché des structures, le travailleur s’est trouvé aliéné dans le produit de son travail et dans l’acte même de la production. Il est ainsi devenu étranger à lui-même, étranger à sa véritable nature, à l’essence de son être véritable. Et de cette aliénation du travail, Marx déduit l’aliénation originelle du genre humain : c’est depuis qu’il est entré dans l’histoire que l’homme est devenu étranger à lui-même. Malheureusement, une rédemption est possible. De même que la “libération” par le travail organisé s’est révélée une malédiction, de même cette “malédiction” va s’inverser dialectiquement en une possibilité de libération.
La lutte des classes, moteur de l’histoire
La même aliénation originelle qui a produit l’entrée dans l’histoire a produit, de façon indissociable, le conflit, générateur d’injustices. Le conflit s’explique en effet par la lutte des classes, qui découle de l’aliénation du travail et de la définition de l’homme comme “producteur conscient” — la production “idéologique” étant à placer à côté de l’autre. C’est parce qu’il y a lutte des classes qu’il y a conflit ; et c’est parce qu’il y a conflit qu’il y a histoire, que l’homme devient historiquement. Pour Marx, la lutte des classes est le moteur et la cause de l’histoire. « Selon notre conception, écrit-il dans l’Idéologie allemande, toutes les collisions de l’histoire ont leur origine dans la contradiction entre les forces productives et les formes de relations. » Or, cette lutte des classes ne cesse de s’aggraver jusqu’à provoquer une prise de conscience équivalant au fait de l’Incarnation.
Grâce à cette prise de conscience rédemptrice, l’homme va pouvoir racheter sa condition et assurer son salut. Tout comme la Rédemption de Jésus avait abouti à l’organisation d’une Église et à l’institution d’une communauté des saints, la rédemption par le prolétariat va aboutir à son organisation au sein des partis communistes. Devenu conscient et organisé, le prolétariat va pouvoir lutter contre les forces mauvaises. Cette lutte s’intensifiera jusqu’à devenir apocalyptique. Mais en dépit des obstacles qu’elle rencontrera sur sa route, elle finira nécessairement par la défaite des forces mauvaises. Et après la lutte finale, les exploiteurs et les exploités seront définitivement séparés. La terre sera purgée des méchants. L’aliénation sera supprimée. Il n’y aura plus de classes — et comme les classes sont le moteur et la cause de l’histoire, il n’y aura plus d’histoire. Le communisme préhistorique sera restitué par la société sans classes, tel le jardin d’Éden par le Royaume des Cieux, de façon sublimée : tandis que la société communiste primitive était affligée par la misère matérielle, la société communiste post-historique jouira d’une satisfaction parfaitement équilibrée de ses besoins.
Le prolétariat apparaît ici comme une sorte de Messie collectif. Marx ne cesse de décrire la première histoire de l’humanité comme la lente montée vers sa conscience du sentiment de sa « mission historique » (La sainte famille). À l’enseigne du principe logico-métaphysique de l’identité, Marx le conçoit comme un « universel » scolastique, ce qui implique une conception unitaire du temps. Élément rédempteur, le prolétariat n’est en effet défini que par rapport au Mal. Il est à la fois le produit de l’aliénation du travail et la base de sa destruction future. C’est ce rapport dialectique de « négation de l’antinomie » qui fonde sa mission historique et toute l’eschatologie qui en découle. Son but n’est pas extérieur à lui-même ; à peine est-il le fruit de sa volonté : il est dans son existence, dans son être même. Destiné à restituer à l’homme son essence perdue, il n’existe qu’en tant qu’il n’a pas encore rempli sa tâche.
L’aliénation, ferment de la libération
Chez Marx, l’histoire a donc un caractère finaliste, téléologique évident. Le temps historique devient chez lui un “temps pur”, à caractère métaphysique. Par ailleurs, sa thèse se résume en la croyance que l’essence de l’homme est radicalement distincte de tout ce qui, depuis la révolution néolithique, a fondé l’histoire de l’homme. Il y a enfin inversion de la polarité positive et négative du fait de l’aliénation, dans un sens purement messianique. De même que, dans la conception chrétienne, le péché, tout en étant le produit d’une faute, est en même temps nécessaire au rachat, chez Marx, l’aliénation du travail, produit du « péché des structures », était nécessaire au surgissement de l’élément rédempteur. Dans une certaine mesure, l’homme se réalise donc par l’aliénation jusqu’au moment où, reconnaissant son essence aliénée, il prend conscience de son “humanité” et peut ainsi œuvrer à se défaire de son aliénation.
C’est pourquoi le passage à la société sans classes doit objectivement sortir du maximum d’aliénation, de même que l’avènement du Royaume des Cieux doit logiquement succéder à la venue de l’Antéchrist et à l’Armageddon final. C’est pourquoi aussi Marx estime que la bourgeoisie, en tant que « force de progrès », a joué un rôle objectivement positif, dans la mesure où, en réduisant les rapports humains à des rapports d’argent, elle a hâté la prise de conscience du prolétariat. D’où cette remarque des Manuscrits de 1844 : « La vie humaine avait besoin de la propriété privée pour se réaliser […]. Ce n’est que par l’industrie développée, c’est-à-dire par le moyen terme de la propriété privée que l’essence ontologique de la passion humaine atteint et sa totalité et son humanité ».
La fin du divorce entre l’homme et sa propre nature
En quoi consistera la révolution communiste ? Marx répond : en l’appropriation par l’homme de son propre être. Dans la société sans classes, l’homme opérera un retour à son être antérieur — mais un retour qui conservera toute la richesse née du développement historique. Il redeviendra une « unité sociale », où l’être et sa pensée seront réconciliés. L’homme total s’appropriera la totalité de l’homme ; ses sens seront « humanisés », ses organes physiques et mentaux seront transformés. La science de l’homme et celle de la nature, ce sera tout un.
La révolution mettra fin à l’« histoire naturelle de l’humanité », c’est-à-dire à la période durant laquelle l’homme aura lutté contre la nature, sans d’ailleurs se détacher d’elle. Elle permettra la reconquête de l’identité perdue du fait de l’aliénation, par-delà la négativité prolétarienne vécue comme contradiction. Ce qui signifie que le communisme, restituant à l’homme son essence, réalisera la « négation de la négation », la fin du divorce entre l’homme et sa propre nature. Le prolétariat, voyant de ce fait sa mission achevée, du même coup disparaîtra : il se « re-niera » en tant que négatif de la société bourgeoise, sa victoire impliquant, avec celle de son contraire, sa propre suppression.
À suivre