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Charles de Gaulle, la « Révolution conservatrice » et le personnalisme du mouvement l’Ordre nouveau 2/4

De Gaulle a-t-il pu avoir connaissance des théories du national-bolchevisme ? Il semble que oui, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, une tradition chez les officiers formés avant la guerre de 14-18 voulait qu’ils possèdent une sérieuse information sur l’Allemagne et maîtrisent la langue du pays. Nous pouvons ainsi noter à ce sujet que C. de Gaulle obtient à l’École supérieure de guerre, en 1923-1924, l’appréciation suivante : « Connaît à fond la langue allemande et la parle parfaitement » (7). De Gaulle a d’ailleurs attendu, avant de faire publier La Discorde chez l’ennemi, la parution des mémoires des protagonistes allemands.

En 1924 également, le 18 juin, paraît le premier article de la presse allemande (8) consacré à Charles de Gaulle, intitulé « Un jugement français sur les causes de la défaite allemande dans la guerre mondiale » et signé par le général d’infanterie Von Kuhl dans la revue berlinoise Militärwochenblatt (hebdomadaire de la Wehrmacht). Nous pouvons également remarquer que le principal théoricien de la Révolution conservatrice, Ernst Jünger, avait écrit en 1919 son premier livre, Orages d’acier, pour relater son expérience de la Grande Guerre. Cet ouvrage n’est sûrement pas resté inconnu de De Gaulle. Cette série de faits nous entraîne à penser qu’il dut suivre avec intérêt, attention et prévention, le mouvement des idées en Allemagne et, très certainement, dans la presse allemande.

Un autre élément nous semble déterminant : C. de Gaulle a été en contact avec plusieurs des « non-conformistes des années 30 » (9), dont les revues rendaient compte des thèses de différents mouvements étrangers et en particulier du national-bolchevisme. Les membres de l’Ordre nouveau ont d’ailleurs été en liaison directe avec eux, en France et en Allemagne, et aussi avec Charles de Gaulle.

Charles de Gaulle et le mouvement l’Ordre nouveau 

Le destin des sigles et des slogans est parfois curieux. L’Ordre nouveau est le nom de la revue fondée en 1919 par Antonio Gramsci [Ordine Nuovo] et celui du mouvement personnaliste créé par Alexandre Marc-Lipiansky. Le terme circulera dans les milieux nationaux-bolcheviques et sera repris par le nazisme.

Le mouvement l’Ordre nouveau appartient à ces groupes « non conformistes des années 30 » qui tentèrent de renouveler la pensée politique française (10). Leur refus de la droite et de la gauche n’empêche pas de classer Esprit à « gauche », que la tendance de Réaction ou de La Revue française est d’une droite néo-traditionnaliste et qu’Ordre nouveau occupe une position « centrale », intermédiaire dans ce dispositif.

Il convient tout d’abord de s’interroger sur les circonstances qui ont amené le général de Gaulle à s’intéresser à ce mouvement (11). Pour cela, il est nécessaire de faire un bref rappel historique de la chaîne d’amitiés et d’affinités qui relie, avant 1940, la carrière littéraire de De Gaulle, les campagnes pour ses conceptions en matière de défense et sa réflexion politique.

Nous trouvons dans ce milieu plusieurs personnalités aux traits communs : officiers ou anciens officiers, indépendants d’esprit, humanistes, écrivains ou journalistes, originaires du Nord ou de l’Est (12). C’est en 1912, à Arras, que de Gaulle rencontre le premier d’entre eux, Étienne Repessé. Il a ensuite l’occasion de le retrouver en 1915 auprès du colonel Boudhors. La publication de La Discorde chez l’ennemi et du Fil de l’épée aux éditions Berger-Levrault doit beaucoup à sa position de directeur littéraire dans cette maison. Il présentera de Gaulle à Lucien Nachin et ce dernier l’introduira auprès du colonel Émile Mayer (13).

Jean Lacouture n’hésite pas à définir ce dernier comme « un homme étonnant, qui est peut-être le seul, avec André Malraux, à avoir exercé une influence directe sur l’esprit et la vie de Charles de Gaulle (14) ». Il est en effet à noter que les dédicaces de livres ou de conférences faites par de Gaulle à Émile Mayer ne sont pas courantes : de Gaulle va jusqu’à se dire « son élève ». Il participe aux réunions de son cercle en 1932-1936, chaque dimanche matin, chez son gendre, M. Grunebaum-Ballin, ou le lundi à la brasserie Dumesnil de Montparnasse.

Le colonel Mayer l’introduira auprès du Club du Faubourg, proche de la gauche socialiste, où il aurait prononcé plusieurs conférences. C’est chez lui qu’il connut Jean Auburtin. Ce dernier lui fera rencontrer un certain nombre d’hommes politiques : Paul Reynaud, Joseph Paul-Boncour, Marcel Déat, Frédéric-Dupont, Pierre Olivier Lapie, Camille Chautemps, Alexandre Millerand et enfin Léon Blum. Par ce biais, il put défendre ses conceptions sur l’armée de métier. C’est enfin grâce au colonel Mayer qu’il rentrera en contact avec Daniel-Rops (15) et sera présenté par ce dernier aux membres de l’Ordre nouveau.

Selon J.-L. Loubel del Bayle, « "L’Ordre nouveau"… fut le mouvement le plus original de ces années 30 (16) ». Sa création revient à Alexandre Marc-Lipiansky. Né en 1904, à Odessa, dans une famille israélite, il doit quitter la Russie après la Révolution. Après des études au lycée Saint-Louis à Paris, il suit les cours de Husserl à Fribourg-en-Brisgau et des études de philosophie à l’université d’Iéna. En 1927, il termine en France ses études de droit et sera diplômé de l’École libre des sciences politiques.

C’est en 1929 qu’il fonde le Club du Moulin vert, première version de l’Ordre nouveau, créé en 1930 avec Robert Aron et Arnaud Dandieu. À cette première équipe vinrent s’ajouter Daniel-Rops, R. Dupuis, J. Naville, J. Jardin, Denis de Rougemont, G. Rey, Claude Chevalley, A. de Chauron, L. Deschizeau, R. Kiefe, P.O. Lapie, P. Mardrus, A. Poncet, etc. Le groupe travailla avec les revues Mouvements, Plans, un certain nombre de personnalités proches de G. Valois ou de G. Sorel, André Philip, Le Corbusier, et en liaison avec les polytechniciens d’« X Crise ».

En 1934, C. de Gaulle émet le désir de rencontrer les membres de l’Ordre nouveau par l’intermédiaire de Daniel Halévy ou du colonel Mayer (17). Les détails concernant les deux réunions de l’Ordre nouveau fréquentées par C. de Gaulle nous ont été donnés, sous toutes réserves, par M. A. Marc qui n’a pas conservé d’archives. Les dates en seraient décembre 1934 et/ou janvier 1935. La première aurait eu lieu dans l’appartement de Daniel Halévy. C. de Gaulle aurait évoqué ses conceptions en matière de défense et esquissé une vision de la future guerre mondiale, allant jusqu’à préciser des détails étonnants, comme l’heure de l’attaque allemande… Il se serait par ailleurs vivement intéressé aux conceptions fédéralistes et européennes de l’Ordre nouveau.

À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, l’Ordre nouveau adressera à tous les parlementaires un document pour dénoncer l’aggravation de la situation et l’impréparation de la France pour faire face à la guerre moderne. Le texte faisait expressément référence au général de Gaulle et à ses thèses.

La réalité de ces rencontres est attestée par Robert Aron (18) dans son Charles de Gaulle paru en 1964 à la Librairie académique Perrin : « … Malgré la considération qui entoure notre équipe où se trouvent Denis de Rougemont, Daniel-Rops, A. Marc, Jean Chauveau… Malgré l’attention que portent les jeunes aux travaux de notre revue, malencontreusement dénommée Ordre nouveau… Nous ne faisions pas le poids. C’est donc lui qui va parler : le commandeur s’animait, dit et répète ce qu’à l’époque il répétait inlassablement… Il faut des tanks à la France, il faut des divisions blindées, il faut une conception de la guerre qui puisse les utiliser pour percer le front ennemi et percer ses arrières… ».

Robert Aron rapporte aussi que les membres de l’Ordre nouveau furent tout de suite informés de la première rencontre entre C. de Gaulle, Albert Ollivier et lui-même. Henri Lauga en fait la relation suivante : « Vous êtes entré et vous avez dit que grâce à Daniel Halévy, vous veniez de faire la connaissance d’un colonel de Gaulle, qui vous avait fortement impressionné par une ampleur de vue extrêmement rare en matière d’armée et de politique. Vous avez ajouté que, sur le plan social, il vous paraissait extrêmement en avance sur ses contemporains… » (p. 43, cité par R. Aron).

À suivre

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