Son destin extraordinaire marque les derniers soubresauts de la République romaine. Aristocrate flamboyant, dominant les mers et l’Orient, il doit mourir pour que l’Empire s’établisse.
Général à 23 ans, « trois fois triomphateur pour des victoires remportées sur trois continents, trois fois consul, fondateur de villes, bâtisseur à Rome, faiseur de rois… », Pompée le Grand est l’une des principales figures de la fin de la République romaine. Il en repousse si loin les frontières qu’on l’a comparé à Alexandre.
Mais il incarne aussi les limites d’un régime en pleine déliquescence. La personnalisation du pouvoir, le poids des armées et des richesses accumulées durant les campagnes, le dysfonctionnement des magistratures, cadre traditionnel de la compétition aristocratique, la violence politique enfin sont autant de symptômes des failles d’un système conçu en 509 pour une cité-État, mais sans doute inadapté à un empire qui n’a cessé de s’étendre depuis le IIe siècle av. J.-C. Excellent chef de guerre mais politique maladroit, à la différence de César qui fut son allié puis son adversaire, il échoua à réformer, laissant le champ au vainqueur de la guerre des Gaules.
Un aristocrate engagé
Cnaeus Pompeius est né en 106 av. J.-C. dans une famille noble du Picenum, une région du nord-est de la péninsule italienne. Tandis que son père, membre de l’ordre équestre, suit le cursus honorum républicain, le jeune garçon reçoit la formation traditionnellement dispensée aux aristocrates : une rude éducation sportive, adoucie par les raffinements de la culture grecque. Seul l’apprentissage de la rhétorique lui fait défaut, ce par quoi ses contemporains expliqueront la médiocrité de son éloquence.
Son instruction est en effet interrompue par la guerre sociale qui ensanglante la péninsule entre 91 et 88 av. J.-C. Un conflit qui trouve son origine dans les tensions liées à la question agraire et à la volonté des « Alliés » (socii) d’obtenir la citoyenneté romaine que seuls des habitants de l’Urbs pouvaient alors détenir. Le jeune Pompée y fait l’apprentissage des armes en suivant son père qui y gagnera les honneurs du triomphe et le consulat.
Si les Alliés obtiennent satisfaction, la paix est de courte durée en raison de la profonde rivalité opposant deux figures – Marius et Sylla – qui incarnent les fractures de la scène politique romaine. Sylla, le champion des optimates, entreprend en 87 une difficile campagne en Orient contre Mithridate VI, le roi du Pont. L’année précédente, ce dernier a en effet rompu son alliance avec Rome en faisant exécuter tous les marchands italiens présents dans les provinces d’Asie Mineure. Mais Marius, chef du parti populaire (populares), et son gendre Cinna lui contestent la direction de ces opérations. C’est le début d’une sanglante guerre civile. Pompée et son père s’engagent contre Marius, qui finit par s’emparer de Rome pour y établir un véritable régime de terreur.
Premières victoires
En 83, lorsque Sylla débarque à Brindes, victorieux de Mithridate, Pompée lève parmi les vétérans et les clients de son père récemment décédé une armée de 15 000 hommes et traverse l’Italie pour se mettre au service du général. Rome est reprise en 82 : Sylla y établit sa dictature, promulgue les proscriptions et entreprend de réformer les institutions républicaines dans un sens conservateur.
Pompée est chargé de rétablir l’autorité de Rome en Sicile, puis de combattre les derniers rebelles en Afrique du Nord. Il s’illustre avec éclat dans ces différents théâtres d’opérations, allant jusqu’à combattre sans casque au milieu de la mêlée furieuse… Qualifié d’« imperator » par ses troupes, il est autorisé à triompher à Rome en 81, quelques semaines après Sylla. Un fait totalement inédit alors pour un jeune homme d’à peine plus de 20 ans qui n’a, de surcroît, jamais encore revêtu de charge importante. Ce n’est là que le début d’un parcours qui constituera, à lui seul, un défi au système républicain.
La mort de Sylla en 78 entraîne le retour de la guerre civile. Pompée choisit d’abord de défendre l’héritage politique du dictateur et lutte contre l’un des derniers bastions marianistes, l’Espagne, où Sertorius menace dangereusement les intérêts romains. Une guerre longue (76-72) et difficile à mener, mais qu’il remporte néanmoins en dépit du peu de soutien du sénat. Les membres de la curie sont en effet confrontés à de nouveaux troubles en Orient, et surtout à la révolte servile de Spartacus, dans la péninsule italienne elle-même.
Après avoir pacifié l’Espagne, Pompée aide les troupes de Crassus à en finir avec les esclaves. Tous deux, forts du soutien de leurs soldats, prétendent alors au consulat qu’ils ne peuvent légalement obtenir. Ils sont pourtant élus pour l’année 70, comme si le prestige militaire entraînait la légitimité politique. Après avoir de nouveau triomphé, Pompée opère un changement de ligne politique et entreprend cette fois de défaire l’œuvre politique de Sylla : il affaiblit le sénat, satisfait la plèbe en restaurant les pouvoirs des tribuns et favorise les chevaliers, en leur restituant notamment la fructueuse dîme d’Asie.
Un triomphe « sur l’univers entier »
Depuis 20 ans, les différentes guerres (sociale, civile, servile…) ont permis l’émergence d’un fléau endémique qui menace directement le ravitaillement de la population de Rome et la sécurité de l’empire : la piraterie. En 67, la lex Gabinia accorde à Pompée un pouvoir absolu pour trois ans sur toute la Méditerranée et ses littoraux, jusqu’à 70 km à l’intérieur des terres… Alors que les magistratures à Rome sont annuelles et collégiales, confier un tel imperium à un seul homme est proprement extraordinaire. En quadrillant la mare nostrum, en attaquant les repaires des pirates mais aussi en faisant preuve d’une grande magnanimité à l’égard de ces derniers, Pompée règle la question en quelques mois seulement et choisit de s’attarder en Orient.
Un autre général, Lucullus, y défend depuis sept ans déjà les intérêts de Rome, mais son action est critiquée. La lex Manlius, soutenue par César et Cicéron, propose alors, en 66, de confier tout l’Orient romain à Pompée qui désormais voit son pouvoir s’étendre sur la Phrygie, la Lycaonie, la Galatie, la Cappadoce… Il vainc définitivement Mithridate et, au-delà de ces opérations strictement militaires, remodèle l’Asie romaine, notamment l’Arménie de Tigrane II, et fait de la Syrie une province romaine. Après avoir mené ses troupes jusqu’au pied du Caucase, dans des contrées qu’aucun Romain n’avait jamais traversées, il intervient en Judée, en arbitrant une querelle de succession, et fait entrer la région dans l’orbite de Rome. En quelques années, Pompée aura enchaîné les succès militaires et diplomatiques, créé des villes et fourni au Trésor de Rome un butin phénoménal.
En septembre 61, Pompée triomphe « sur l’univers entier » durant deux jours. La procession qui dévoile les trésors rapportés d’Orient s’étend sur plus de 10 km. Pourtant, durant son absence, son champ d’action politique semble s’être rétréci. Alors qu’il a licencié ses troupes dès son retour en Italie, il n’inspire pas confiance au sénat où Lucullus, démis de sa charge en Orient au profit de Pompée, exerce une grande influence. Il s’oppose notamment à la ratification de sa politique asiatique et à la distribution de terres à ses vétérans. En dépit de son prestige militaire, l’homme de guerre ne sait pas s’attirer les faveurs de la plèbe qui, par son soutien, pourrait contrebalancer cette perte de crédit. Cicéron, qui fut proche de lui, l’a décrit comme un homme seul, d’aucun parti, devant lequel on restait froid. Aussi, pour conserver un réel ascendant à Rome, il choisit de s’allier en 60 aux deux hommes forts du moment : l’ambitieux Jules César, le neveu par alliance de Marius, fort apprécié du peuple depuis les fastes d’édilité, et Crassus, assurément l’homme le plus riche de Rome.
Une alliance d’abord informelle, puis officialisée par les accords de Lucques en 56, sous le nom de « premier triumvirat », renforcée enfin par le mariage de Pompée avec la fille de César.
Échec du premier triumvirat et reprise de la guerre civile
S’il n’obtient pas la responsabilité de conduire une intervention en Égypte pour restaurer Ptolémée XII, Pompée se voit investi d’une charge très importante à Rome : l’annone. Pendant cinq ans, il doit assurer le ravitaillement de la ville, ce qui lui confère un pouvoir une nouvelle fois extraordinaire, en Italie même et hors de la péninsule. Mais la mort de Crassus en Orient, à Carrhes, et le décès de la fille de César marquent la fin du triumvirat, dans un contexte inédit de crise des institutions.
Depuis l’affaire Catilina (63), l’exil de Cicéron (58), le climat politique s’est en effet détérioré à Rome. La violence règne dans la ville où les bandes armées s’affrontent jusque sur le forum et dans la curie, qui est incendiée. En 52, Pompée est même désigné consul unique, sans parvenir pour autant à assainir un système gangrené. Quand le sénat refuse en 49 de prolonger le commandement de César en Gaule, ce dernier n’accepte de libérer ses légions que si Pompée, qui est proconsul d’Espagne et d’Afrique et dispose donc à ce titre de troupes sous son autorité, fait de même. Il refuse. La guerre civile peut reprendre.
César franchit le Rubicon en 49, se mettant hors la loi en faisant pénétrer ses légions dans une Italie d’ordinaire démilitarisée. La panique s’empare de Rome et bon nombre de sénateurs suivent alors Pompée à Dyrrachium (en Albanie aujourd’hui). Ils quittent si précipitamment la ville qu’ils laissent derrière eux le Trésor public dont va se saisir César. Mais, fort de sa flotte, Pompée domine les mers et dispose de soutiens dans tout l’empire. Ses partisans sont défaits en Espagne et à Marseille, mais ils l’emportent en Afrique du Nord, avec l’aide du roi de Numidie Juba qui, en faisant exécuter les prisonniers, contribue à salir l’image de Pompée.
Mort incompris du peuple romain, assassiné en Orient…
L’acte final de cet affrontement se joue dans le nord de la Grèce, en Thessalie. César et son fidèle Antoine ont réussi à traverser l’Adriatique. Au mois d’août 48, à Pharsale, pressé par son entourage mais contre son gré, Pompée engage la bataille. Il aurait préféré user les troupes adverses, en les harcelant dans la péninsule. En dépit de sa supériorité numérique, la déroute est totale face aux légionnaires aguerris de César, en particulier ceux de la Xe légion. Pompée doit fuir et cherche refuge dans le bassin oriental de la Méditerranée.
Le jeune Ptolémée XIII, le frère de Cléopâtre, lui accorde l’asile mais fait assassiner cet hôte jugé finalement trop encombrant avant même qu’il ne débarque sur le sol égyptien, par un centurion qui avait jadis combattu les pirates sous ses ordres.
On raconte que César pleura lorsqu’on lui présenta la tête de son adversaire. Il ne lui restera néanmoins qu’à vaincre les derniers pompéiens pour s’imposer à Rome et modifier en profondeur les institutions républicaines, dans le sens d’une forte personnalisation du pouvoir. Ironie de l’histoire, il sera assassiné en 44 au pied de la statue de son ancien adversaire, dans l’imposant complexe architectural que Pompée avait offert à Rome, sans pour autant jamais gagner le cœur de la plèbe.
Emma Demeester
Bibliographie
- Eric Teyssier, Pompée – L’anti-César, Perrin, 2013.
Chronologie
- 106 : Naissance de Pompée.
- 91-88 : Guerre sociale.
- 81 : Premier triomphe de Pompée.
- 76-72 : Campagne d’Espagne.
- 70 : Pompée est consul avec Crassus.
- 67 : Pompée est investi d’un imperium pour lutter contre les pirates.
- 66 : Pompée se voit investi de l’Orient romain.
- 61 : Triomphe « sur l’univers entier ».
- 56 : Les accords de Lucques officialisent le premier triumvirat.
- 52 : Pompée est désigné consul unique pour rétablir l’ordre à Rome.
- 49 : César franchit le Rubicon, début de la guerre civile.
- 48 : Bataille de Pharsale et mort de Pompée en Égypte.
Photo : Buste de Pompée, copie d’antique en marbre réalisée au XVIIe siècle en Italie pour orner le Grand Salon du château de Vaux-le-Vicomte. Crédits : Jean-Pol Grandmont, via Wikimedia.